1

Hier matin j’ai été invité à dîner, pour fêter paraît-il l’anniversaire d’une île. Je n’ai pas demandé laquelle, et pas non plus pourquoi on m’avait choisi moi. J’ai simplement dit “oui“.

On m’avait dit de venir comme j’étais, aussi suis-je sorti de ma cabane au Canada en fin d’après-midi habillé comme je le suis tous les vendredis, c’est-à-dire “au passé“. “C’est pour ne pas que tu oublies ton ancienne vie“ me dit-on chaque fois que je porte ces vêtements, et plus les semaines passent plus je me demande de quelle vie ils me parlent.

On m’a tant répété qu’avant mon arrivée ici je n’étais qu’une photocopie qui parle une langue de chiffres avec des mots de riches, que je ne vois plus rien dans mes jours antérieurs qui puisse constituer une vie à leurs yeux. Une existence peut-être, “de clone consanguin“ pour employer leurs termes, comme une chaîne de faits et de gestes mimés jusque dans leur raison d’être, et dont je ne sais que trop à présent combien aucun n’est assez digne pour eux. J’essaye de l’oublier mais ici – comme dit la règle n° 12 – “On ne peut rien vouloir tout seul“, donc je n’y arrive pas. Pourtant j’essaye quand même, et je continuerai car, comme dit la règle n° 8, “il est permis d’espérer“.

En traversant le hall 23N dans mon costume sombre, je vis les fougères arborescentes onduler en silence sous la brise du soir, telles les voiles de navires assoupis. La mer de plantes vertes dessinait à l’entour la même respiration, et la mienne s’arrêta quand, traversant la glycine pendant du haut plafond, le vent refroidit sur mon front la sueur qui y perlait – par habitude sans doute – mais ne la sécha point. Ces temps-ci, souvent la peur m’accompagne quand je suis invité, sans que je sache exactement pourquoi ; mais ma peur, elle, le sait, car c’est à elle qu’ils parlent en s’adressant à moi, du moins c’est ce que je crois.

Je dus contourner les bacs de dahlia, et les pieds de cyathea tous de la taille d’un homme pour atteindre le tapis roulant à l’arrêt, si assiégé de végétation que l’on croirait une piste au milieu d’une forêt. Devant les écrans noirs, les sièges vides et les comptoirs d’embarquement déserts, les caoutchoucs massifs observèrent impassibles le courant d’air danser autour de mes pas dans le cœur des bambous, ficus, livistonas, et me regardèrent moi du haut de leurs statures aux reflets d’un vert sombre. Tout le monde ou presque ici me regarde ainsi, mais les êtres verts au moins ne me tourmentent pas. En passant parmi eux j’eus, comme souvent, l’envie de leur dire que j’aimerais être végétal moi aussi. Mais je pense qu’ils le savent. Ici tout est un œil de Moscou, même la photosynthèse.

Sorti de cette jungle dont je connais toutes les ombres pour avoir dû les compter une à une pendant des jours entiers lors d’un exercice d’extension du domaine de ma conscience écologique, j’ai rejoint par la passerelle H l’allée centrale du Terminal 2K, désert à cette heure-ci.

Le soleil à bout de souffle dessinait sur le sol gris des flaques de lumière blonde que je foulais aux pieds en regardant le ciel derrière les vitres immenses. Comme toutes les fins de semaine l’air semblait presque humain, plus aimable en tout cas que ceux qui m’attendaient, et j’eus soudain envie de sauter par la fenêtre. Non pas pour m’écraser douze mètres plus bas, mais pour nager dans le vide jusqu’au bout de l’univers ; là où les gens n’existent pas, où enfin je serais innocent et absous. Certains aidants ne disent-ils pas “Aide toi et le ciel t’aidera“ ? Et il me doit bien ça, tant je m’aide moi-même, me dis-je en m’arrêtant devant un interstice entre deux plaques de verre.

Les bonnes choses ont une fin dit-on, et regardant les pistes en contrebas, je dis moi que les mauvaises aussi, mais que l’on doit l’écrire soi-même et à la main. J’allais entreprendre de me glisser entre les deux vitres disjointes pour prendre appui sur la poutre de fer avant de m’élancer, quand soudain un oiseau jaillissant de l’ombre d’un pylône poussa un cri strident et coupa mon élan. Le ciel redevint brutalement un vase vide, sans promesses ni parfums, où la lumière baissait, et je repris ma route le cœur ni lourd ni léger, jusqu’à ce qu’une poubelle me rappelle mes actes de mercredi dernier.

Le temps recommença alors à peser tout son poids, et me montra les dents quand, relevant la tête, je vis l’heure sur la grande horloge murale. Je pressai le pas jusqu’à la porte d’embarquement 47, et m’engageai dans le couloir menant à l’escalier les mains moites et le souffle court.

19h précises m’avait-on dit. Qui sait ce que me coûterait une seconde de retard avec ces aidants-là. Étant presque en retard déjà, je descendis quatre à quatre les marches menant au tarmac et m’élançai sur la piste le cœur battant.

2

Dehors rien n’avait changé. Les avions gisaient dans le même désordre avachi, échoués ou brisés, pneus à plats, nez planté dans le sol, ou vautrés sur le flanc. Rajustant ma cravate d’une main, je lissai les revers de ma veste de l’autre en marchant rapidement vers ce qu’ils nomment « l’archipel » où le soleil couchant se reflétait déjà.

Les ombres des monticules sis au milieu de chacune des immenses flaques d’eau s’étiraient en lianes épaisses jusqu’au béton écorché. De l’un de ces tas d’éclats de terre cuite et de tous les débris des plantes en pots qu’on avait jetés là, émergeaient quelques bourgeons, sans doute issus de graines portées par le vent ou les oiseaux. C’était là l’objet de la fête. La naissance d’une « île ». Du moins ai-je voulu le croire. Ils appellent ça « la vie », je ne les contredis pas. Jamais.

De tous les aidant.e.s que j’avais connus depuis mon arrivée, jamais je n’en avais vu de si rigides et si enjoués à la fois, à part peut-être aux premiers temps, durant l’été qui a suivi les évènements. Les gens alors étaient pareillement gais dans tout ce qu’ils infligeaient mais, tels des alcooliques dans une distillerie, leur joie était orgiaque et enragée, à l’échelle selon eux des souffrances provoquées par les mois de confinement, les deuils, les pénuries, et plus encore le manque de pédagogie du gouvernement que tous condamnaient amèrement. Je plaidais en son nom l’erreur de bonne foi, l’ampleur des responsabilités, la grandeur d’âme des intentions exprimées certes souvent balayées par la cruelle réalité, mais rien ne les calmait.

Ceux du moment présent étaient différents. Heureux plus sobrement, comme habités par une sorte de paix, ils sanctionnaient tout manquement aux règles du vivre ensemble avec sévérité, mais sans ivresse ni fièvre.

« Ah ! Le voilà ! » crièrent-ils joyeusement en me voyant approcher au pas de gymnastique, essuyant d’une main la sueur sur mon front. Ils étaient une quinzaine attablés, hommes et femmes habillés légèrement comme on l’est certains jours de printemps, et tous levèrent leur verre à mon arrivée, sans m’en offrir aucun.

« Assieds-toi ! Là ! » me dit chaleureusement un grand type en chemise à carreaux en m’indiquant une chaise tandis que tous se mettaient debout. Je pris place en silence au bout de la longue table couverte d’une nappe blanche sans assiettes, ni couverts, où seules trônaient diverses bouteilles d’alcool plus ou moins pleines, et d’autres vides transformées en bougeoirs. Une tache de vin près de l’un d’eux attira mon attention et, tandis qu’on me liait symboliquement à la chaise par des rubans de papier noués aux accoudoirs, je rivai mes yeux à ce lagon grenat, et résolus de m’accrocher à lui comme un naufragé à une bouée. À la lueur des chandelles, qui parfois vacillaient sous les éclats de rire des convives guillerets, je lui confiai mon sort.

Je la fixai obstinément quand l’un d’eux fit tinter deux verres l’un contre l’autre pour demander la parole ; et fis de même quand il prononça d’un ton grave des mots au sujet de mercredi dernier, puis des règles n°12, 27, « et la 42 ! la 42 bon sang ! » (« Souviens-toi que je te rends service ») et beaucoup d’autres aussi. Tous approuvèrent en hochant la tête, la mienne resta de marbre. Je crus à cet instant sentir la terre qui s’arrêtait, inspirait profondément comme on le fait avant de plonger, puis se mettait à tourner à l’envers. Il me sembla alors voyager dans le temps, revivre les premiers âges du monde d’après les événements, quand sur les ruines du pays dansaient les citoyens redevenus sauvages. Comme s’ils revenaient.

À l’époque, entre deux scènes similaires à celle qui m’attendait, les émeutiers se demandaient surtout « Et maintenant ? ». Dans toutes leurs assemblées ils répétaient qu’avant il fallait « de tout pour faire un monde de merde » et qu’à présent aussi, mais pour un monde tout court, et qu’il fallait “aider” les gens dont je faisais partie à y trouver leur place. En leur offrant d’abord de payer pour leurs “crimes”, car pour eux les “dominants” d’avant étaient tous des coupables.

Il n’y eut ni bûchers, ni gibets, ni tribunaux barbares, mais l’ivresse du pouvoir conquis de si haute lutte était bien trop ardente pour qu’il n’y eut que clémence pour les choses du passé, au nom de l’avenir.

C’est en son nom que les premiers aidants ont bâti cet endroit où je vis, mais mus – pourquoi le taire? – au moins autant par l’envie de revanche sur ceux du “monde d’en haut” qu’ils avaient mis à bas. Quand à l’automne ils sont partis, qu’ont cessé leurs actions brouillonnes, sans enjeux pédagogiques réels et parfois dites « de compensation » contre les gens comme moi, bien des choses se sont apaisées. Mais, bien que le souffle de l’été ait alors semblé abandonner les corps, dans cet aéroport le passé n’est jamais vraiment mort.

Cependant je chassai ces souvenirs de mon esprit. Ils ne m’aideraient pas dans les instants à venir. Je ne le savais que trop. Je n’aurais pas dû essayer de m’enfuir, je le savais. Je l’ai toujours su. À leurs yeux c’était une insulte à tout ce qu’on avait fait pour moi depuis mon arrivée, pour protéger ma vie, et la réinventer. La pire qu’on puisse imaginer, tant elle ramenait à cette méprisable manière, avérée selon eux, qu’ont les soi-disant puissants de toujours fuir leurs responsabilités. J’allais maintenant, et pour mon propre bien, payer le juste prix pour cette félonie, ressentir en ma personne l’indignité de cet acte, pour qu’elle comprenne, grandisse aussi, par l’expérience. Ils appelaient ça une “thérapie du champ de possibles de la tête”.

3

À la dérobée je jetai un œil à leurs visages, comme on regarde inquiet le ciel avant l’orage, et vis dans leurs yeux cette même flamme étrange qui toute la semaine m’avait accompagné. On y devinait un troublant mélange entre l’enthousiasme primitif de supporter de foot et celui plus complexe mais tout aussi obscur d’amoureux de Hegel devant un texte ardu. Quelque chose d’impossible, aussi aberrant qu’un piano à queue craché par un volcan et que, bien sûr, je ne comprenais pas. Mais qu’importait tout cela désormais, seule comptait la tache rouge.

Elle était ma lumière parmi les ombres que chacun de leurs mots, de leurs gestes, de leurs sourires polis mais froids dressaient autour de moi ; mon phare minuscule au loin sur l’océan où la houle se levait, et soudain s’éteignit quand la première tarte m’atteignit en plein front.

Quelqu’un dit « Ne te quitte pas, il faut oublier les malentendus » et la seconde tarte éclata sur mon nez. La troisième atterrit sur mon épaule en silence, mais quand la suivante se fracassa pile entre mes deux yeux, un murmure d’approbation se leva et, du fond de ma nuit blanchie à la crème chantilly, je l’entendis tel l’écho d’une brume derrière une avalanche.

Tandis que je cherchais des yeux le soleil sur la nappe – en vain tant ma vue était bouchée par les débris de pâtisserie – et avant que j’aie eu le temps de battre des paupières, une fille prononça “Ce qui ne te tue pas te rend moins mort à toi”, en me lançant de toutes ses forces une tarte, plus épaisse et plus lourde que les autres, qui se brisa sur ma tempe et emplit mes oreilles de crème et de pâte sablée.

Les autres battaient des mains à un rythme lent, ne s’arrêtant que pour se rafraîchir de champagne et de vin. Pendant que certains buvaient, d’autres continuèrent à me lapider sous les applaudissements de leurs camarades qui résonnaient en moi comme les tambours d’un obscur rite païen en l’honneur d’un dieu fou.

J’en étais à tenter de chasser de mes yeux le grumeau de la quinzième ou seizième tarte à la crème en secouant la tête quand ils passèrent aux cakes. Le troisième atterrit sur ma joue et, moelleux mais ferme comme il l’était, me donna l’impression de plonger dans la terre. Le quatrième me griffa l’arcade sourcilière car les fruits confits étaient taillés en pointe. Le dixième lui, étant un peu trop cuit, m’arracha un hoquet.

Vinrent alors les puddings, plus épais et plus denses. « Cueille donc les roses de la vie en acceptant l’ici, car l’adieu c’est la nuit et l’ailleurs un déni » a dit une grosse voix que j’ai cru reconnaître avant qu’un morceau de culture britannique ne se brise sur ma face comme une vague sur une pierre. « Partage donc ta croix, on a besoin du bois » déclama une dame en me lançant un clafoutis. Les cerises étaient parfumées à l’eau-de-vie, celles du suivant aussi, ainsi que celles qui ont suivi et, à mesure qu’ils m’inondaient, lentement la tête s’est mise à me tourner.

Le dîner se poursuivit, les verre tintaient, les mains battaient en cadence, tandis que d’autres tartes à la crème, aux fruits, au chocolat, aux noix, etc. se déversaient sur moi avant de s’ajouter au tas sur mon ventre et mes genoux. Assommé, hébété, le visage comme le sol d’une pâtisserie saccagée, je léchai timidement les miettes et les rivières de crèmes diverses qui entouraient ma bouche afin de respirer. « LA VIE A TELLEMENT PLUS D’IMAGINATION QUE LES HOMMES D’ÉTAT HEIN ? ! » crièrent en chœur plusieurs aidants en me lançant des forêts noires. Puis ils me jetèrent des Paris-Brest, des flans, des Tropéziennes jusqu’à ce que toutes ces choses se ressemblent et que j’en perde le compte.

Vers minuit, lentement les cris s’éteignirent. Je reçus encore quelques babas au rhum, une charlotte aux fraises, un ou deux quatre-quarts, puis les projectiles se firent plus rares, avant de cesser tout-à-fait. Tous, chacun leur tour, vinrent alors me donner une tape dans le dos. Deux aidants dont je reconnus la voix me demandèrent si j’avais bien compris sans attendre de réponse. Puis ils me détachèrent, et me souhaitèrent une bonne soirée en précisant que je ne devais pas oublier de tout ranger avant d’aller me coucher. Ainsi ai-je fait.

Cela me prit une heure et demie de réunir les verres dans un panier, rassembler les bouteilles dans un bac de recyclage, enlever la nappe, replier la table, ramasser les collines de pâtisseries détruites et les jeter dans l’herbe, avant de laver le sol à grande eau.

Puis, n’ayant pas la force de marcher jusqu’à mon lit, je me suis allongé à même le sol, roulé en boule dans la nappe maculée de vin sous le ciel étoilé. Je n’aurais pas dû essayer de m’évader mercredi. Même mes rêves inavoués sont pour eux évidents. Au moins étais-je encore vivant me suis je dit, avant de sombrer dans un sommeil sans rêves où rien de tout ce qui s’était passé n’avait vraiment eu lieu.

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5

Dans mes rêves, les oiseaux semblaient plus nombreux que les gouttes d’eau d’un ras de marée tant ils étaient bruyants. Sans doute le ciel était-il noir de leurs nuées ai-je pensé dans un demi sommeil, mais en ouvrant les yeux ce matin je ne vis que l’aurore d’un bleu pâle, presque transparent, où résonnaient à l’infini des chants aigus et virevoltants.

En redressant la tête j’aperçus leurs silhouettes, assemblées en un nuage vivant, sautillant sur la cime des grands arbres au bord de la forêt. De là certains plongeaient vers la tache d’herbe où reposaient les restes du “dîner“ déjà envahi par les fourmis, puis regagnaient leurs nids à tire d’aile, et puis recommençaient.

Frissonnant sous la nappe trempée par la rosée, je me levais comme un somnambule, enroulais sur mon épaule le tissus plein de vin, de crème et de miettes de cake, et n’ayant aucune raison de contempler plus longtemps les vestiges de la fête, me mis en route pour ma cabane au Canada.

En marchant parmi les avions gisant à perte de vue tel des géants inanimés, je vis l’ombre de la tour de contrôle n°2 entamer son reflux sous le soleil qui lentement s’élevait, et m’en trouvais ému. C’est là qu’un jour de juillet dernier, des aidantes s’étaient déshabillées pour se doucher toutes nues et m’avaient fait pleurer.

Depuis le terminal où j’étais occupé à rempoter des pieds de lantana, je les avais vues hisser à plusieurs la lance à incendie tout en haut de la tour, descendre, ouvrir l’eau, ôter tous leurs vêtements et courir sous la pluie miraculeuse sur le tarmac aride. Quand, ruisselantes de gouttes brillantes de soleil, elles avaient entrepris de se savonner, et que la mousse blanche s’était mise à dessiner des lianes nébuleuses sur leurs peaux satinées, j’avais eus la gorge nouée par leurs hanches impudiques, et n’avais put empêcher mes larmes de couler.

Certes, la lumière d’or auréolant leurs corps me rappelait la grâce que peuvent les humains, la crue délicatesse dont j’avais tant besoin. Mais de quel nouveau monde pouvaient parler ces gens, si déjà ils plongeaient dans les tares de l’ancien ? me demandais-je hagard, les mains pleines de terre.

Il n’est de république sans culotte ou sans slip. c’est un fait, et pas que symbolique. Les mêmes erreurs avaient été commises au plus haut niveau de l’état durant l’épidémie, et leurs arborescences dans la vie du pays avaient un jour conduit au chaos et à la sauvagerie qui détruisirent le pays. Voir glisser sur leurs cuisses, puis flotter dans le vent leurs boxers, leurs tangas et leurs strings, représentait pour moi le mime de tout cela, érotique mais funeste tant j’y lisais les vignes qui jadis enfantèrent les raisins de la colère, la chute de l’état, la mort du bien commun.

Au commencement, le président lui même, lors des réunions de crise avant l’état de siège, s’était lui aussi comporté de la sorte, et l’on en sait la suite. Dans les jardins du palais, durant le confinement, il obligeait chacun à ne garder que ses sous vêtements, au nom de la chaleur et pour être bien sur qu’aucun de ses ministres ne cachait de micro. Puis un jour, peu après les premières émeutes, il avait exigé le nudisme intégral. Car il était impossible, que les manifestants aient pu déjouer ses plans sans l’aide d’une taupe. Ils n’avaient pu savoir sans être renseignés quelles avenues de la capitale bloquer par des voitures enchevêtrées pour y empêcher le passage des blindés ; ni où barrer le fleuve en y faisant tomber des pylônes électriques pour immobiliser ses péniches porte-drone.

De même il était tout aussi impossible sans l’existence d’un traitre que la presse ait appris qu’il avait lui même monté une start-up au pied levé pour fabriquer ces masques de protection qui manquaient cruellement aux soignants. Ni que le marché public lui ayant été accordé, il était interdit par décret que l’état recourre à quelque autre fournisseur, quand bien même les infirmiers étaient contaminés par centaines.

Les journaux ne parlaient que de ça, et le peuple enrageait, voyant de l’immoral là où n’était que pragmatisme et pédagogie. Quel meilleur exemple en effet donner aux gens inquiets que de soi-même se retrousser les manches ? Comment ne pas voir dans la création de cette entreprise d’intérêt général une éclatante démonstration de la valeur du travail comme solution aux maux de la nation ? Ce n’était qu’une question d’audace économique au fond, mais la fortune hélas, ne sourit pas toujours aux audacieux, fussent-ils animés des meilleures intentions, et son entreprise n’étant pas encore en état de satisfaire la demande, il lui fallait du temps et celui-ci manquait, tout comme l’indulgence qu’il pouvait escompter. Bref, notre guide avait besoin de retrouver toute sa sérénité et le sort faisant écho au peuple s’acharnait contre lui.

On peut dès lors comprendre aisément combien la perspective de devoir un jour rendre des comptes sur sa gestion de la crise le paniquait. Le peuple, on le sait, aime prendre les politiques pour des dieux quand le ciel est tout bleu, mais ne leur pardonne pas de ne point faire de miracles quand les morts s’accumulent. Et les morts pleuvaient alors par centaines, dans les hôpitaux dépassés, les quartiers populaires, comme dans les belles demeures, ou les supermarchés où flambaient les émeutes de la faim. Or, pour garantir la possibilité d’un après sous le signe du progrès, l’état devait être protégé des vils soupçons qui déjà fleurissaient. Rien ne devait pouvoir être prouvé, par aucun document, aucun enregistrement, aucune trace des échanges qui se menaient dans les jardins sous la canicule de mai. Et puis il aimait ça, être nu au soleil, et puis c’était son choix, certes guidé par une louable prudence mais ouvrant de fait la porte à toutes les dérives. C’est là que commença la chute.

Une fois bravée la loi jamais écrite, la base de tout pacte républicain, qui chaque jour nous oblige à enfiler un slip, aucune des prudences habituelles de l’art politique n’avaient plus d’importance. Pas même celles concernant la violence, qui si elle résout tout à la fin, demande des moyens et l’énoncé d’un horizon désirable par les gens du commun, afin qu’ils doutent et se soumettent, au nom de la raison. Mais celle du président (on peut le concevoir au regard de la pression qu’il subissait) vacillait déjà. Et aucunes des vidéos le montrant en train de jouer au Uno ou au Pictionary que dans un élan de solidarité il posta pour donner aux citoyens des idées sur comment passer le temps, ne suffirent à prouver qu’il en avait encore une. Le pauvre homme, mort cérébralement pour l'honneur du drapeau.

Personne parmi les collaborateurs n’objecta que de la prudence à la paranoïa, il n’y avait qu’un pas – qu’il convenait de ne pas faire. Personne n’osa non plus protester quand le chef de l’état décréta la loi martiale au nom de la survie de notre économie. Ni quand il suspendit toutes les libertés, ferma le parlement, obligea les travailleurs à se rendre à l’usine ou au chantier sous la surveillance de l’armée.

À part moi, je m’interrogeais quand aux conséquences de ces choix, je craignais leur écho, mais je n’assistais pas à ces réunions là. Et je comprends que ceux qui y étaient n’aient pas réalisé la portée de leurs actes. Nu(e)s comme au premier jour, accablés de chaleur, abreuvées de vin blanc dans les jardins du palais que rien ne distinguait d’un camping naturiste ombragé par des pins, il leur était difficile de ne point s’abandonner à la langueur des heures. N’est ce pas ce qu’on attend de ceux qui nous gouvernent ? Savoir se prémunir des angoisses qui assaillent les uns afin de ne pas nuire au courage des autres ? Assaillis ils l’étaient eux aussi, de critiques et d’insultes, et à force se crurent assiégés. Dès lors, la république devint une forteresse qui de démocratie n’avait plus que le nom. L’abandon de leurs slips en fut la pierre blanche.

6

En poursuivant ma route sur le goudron zébré de milles cicatrices, je croisais la berline aux pneus crevés qu’on appelait « Bob Marley ». De son moteur noyé sous des litres d’alcool s’élevaient encore les effluves des kilos de marijuana qu’on y avait brulé, sous les yeux des passagers murés dans l’habitacle.

Elle trônait là depuis, auréolée des confettis et autres vestiges de la fête qui pendant trois jours avait battu son plein, encerclant tel les barreaux d’une prison faite de liesse et de danses, ces quelques hauts fonctionnaires qui tentaient de rejoindre un jet pour s’enfuir.

L’engin les attendait encore, à peine peu plus loin, telle une statue accueillant désormais d’autres vies. Ses ailes croulaient sous les fougères, du lierre dégringolait des réacteurs, et du cockpit émergeaient des bambous qu’un vent léger faisait ployer en direction de l’Airbus voisin. Un long courrier dont le corps gigantesque semblait presque un fantôme.

Depuis que les premiers aidant.e.s ont obligé l’un de mes camarades d’infortune à en décaper la peinture avec une brosse à dents, les taches d’aluminium brut constellant le fuselage lui donnent l’air à demi transparent des fleurs fanés. Des choses qui plus jamais ne seront telles qu’elles ont un jour été, et tel des morts vivants regardent leurs vies être bues par le temps. C’était là j’imagine l’objectif des aidant.e.s : faire comprendre à l’aidé que la puissance est affaire d’apparence, qu’il était lui aussi une forme de temps, et qu’il buvait leurs vies depuis bien trop longtemps. J’ignore s’il l’a compris. C’était un peu complexe peut-être.

C’était un homme tombé de très haut, un actionnaire proche du gouvernement qui, croyant encore à une intervention de la police ou de l’armée, avait pris les aidant.e.s pour des gens bas du front, des « putains d’assistés » et des « connards jaloux » ainsi qu’il le leur postillonna au visage. Ces gens, les pionniers de ce centre où je vis, n’inspiraient pas c’est vrai le sentiment d’intelligence qu’on peut attendre d’un homme instruit. Ils en inspiraient un autre, différent, mais pas celui qu’enseignent les grandes écoles que cet homme avait dû fréquenter, et que je connais aussi pour y avoir passé de merveilleuses années. Années qui, je le sais aujourd’hui, ont fait de moi un dangereux aliéné aux yeux des aidant.e.s, un possédé bon à exorciser comme l’était cet homme pour ces gens, ivres des étincelles de leur puissance nouvelle.

Leurs visages étaient vieux du dedans, mêmes ceux des plus jeunes, comme pleins de trop de temps, trop d’attente de meilleurs lendemains qui jamais ne venaient. Leurs silhouettes rouillées avaient un air fragile et dur en même temps, et leurs mots disaient tous qu’ils venaient de quartiers sans opéra ni bar à chats, où les espoirs sont aussi maigres que les fins de mois. Les évènements qui les avaient changés en sorte de dirigeants, comme les millions de gens dans les rues, marquaient pour eux la fin d’un calvaire qu’ils pensaient éternel ; le début de l’avenir impensé dont ils ne savaient à priori que faire mais qu’ils peuplaient à chaque instant de sourires et de mille projets. À commencer par celui d’instruire des nouvelles règles pour celles et ceux qu’ils jugeaient responsables de tant de leurs malheurs.

Certains avaient été éborgnés dans des manifestations anciennes par des tirs de LBD, d’autres avaient les mains usées, tous avaient quelque chose d’abimé dans la voix, le ton ou le menton, je ne sais pas comment dire. Mais désormais maîtres et serviteurs du bien commun, ils arboraient avec fierté l’air hagard de ceux qui voient l’océan pour la première fois et se rêvent navigateurs.

Depuis le terminal j’avais vu cet homme ignorant tout de l’étoffe de ces gens, juché jour et nuit sur la pointe des pieds tout en haut d’une échelle pour atteindre les premiers hublots. Pour l’empêcher de s’assoupir on lui hurlait ses propres mots dans des mégaphones, ceux qu’il répétait souvent dans les médias où il avait table ouverte, comme des mantras censés résoudre problèmes et inégalités. « Quand on veut on peut » ou « Le meilleur moyen de plus réussir c’est de plus travailler » entonnaient en cœur des aidant.e.s au pied de l’appareil. D’autres citèrent ses déclarations, maladroites certes, ou du moins mal comprises, durant l’épidémie « C’est en soutenant l’économie que l’on guérit le pays de toutes ses maladies ! ». Le troisième jour, alors qu’il était descendu de l’échelle pour ramasser sa brosse à dents, il s’était évanoui et on l’avait emmené.

Je compris ce jour là qu’on me reprochait à moi aussi une forme d’arrogance intellectuelle du même genre que la sienne, mais de plus loin. Moi non plus je ne connaissais pas ces gens, pas vraiment, mais je savais qu’ils existaient. Je pense qu’ils l’ont senti. Enfin je ne sais pas. Quand j’étais étudiant on m’avait parlé d’eux. Une amie en particulier, mais ça c’était ma vie privée.

J’ai regardé un instant la tache sombre sous le cockpit, noyée dans l’ombre pâle de l’avion que le soleil naissant dessinait à mes pieds. Était-ce du gasoil ou du sang, de l’huile ou de la bave, je ne le saurais jamais, et c’était sans doute mieux, me dis-je en reprenant ma route.

J’avais eu tant de chance au dîner que les vestiges des cauchemars de l’été des évènements étaient pour moi des pièges ce matin-là. Des engrenages où ne pas mettre le doigt sous peine d’avoir à nouveau des idées dangereuses. Comme celle qui me hantait en cet instant : courir à perdre haleine vers la forêt sans me retourner, puis continuer à courir entre les arbres aussi loin que je pourrais, jusqu’à m’endormir debout.

7

Quand le ciel s'ouvrira
le soleil retrouvé nous fera cannibales,
ivres de mois de rien et affamés de tout.
De vérité, de gens, d’air, d’amour et de sexe.
Et de justice aussi.
À mort les micros, les valets et l’Olympe qu’ils servent et qui nous tue.
À mort ces Shéhérazade et leurs mille et une vies sur le dos du pays.
Leurs mensonges et leurs crimes se paieront dans l’orgie,
heureuse et citoyenne, et qui sera sans fin,
au nom de toutes les aurores du monde de demain.

8

Cahier de souvenance 9712

Quand les pénuries ont commencé, mes voisins ont cessé de me dire bonjour. J’ai d’abord cru qu’ils étaient démoralisés par la situation, à bout de confinement, et qu’ils avaient changé. Eux qui étaient toujours si positifs et si enthousiastes se disputaient maintenant sans cesse avec les gens de l’immeuble qui refusaient de leur dire où ils faisaient leurs courses. Moi je n’y avais pas droit car depuis que le syndic de copropriété leur avait fait retirer leur bac à compost du hall suite à une plainte dont ils me croyaient l’autrice, ils ne me parlaient plus. Tout juste me saluaient-ils froidement jusqu’ici. Mais là, c’était fini.

Finie leur bonne humeur qui me faisait si peur, les grands « Ah quelle belle journée ! » claironnés dans le hall en sortant leurs vélos électriques. Et terminés aussi les « Et voilà c’est pas si compliqué ! » triomphants dans le local poubelle en déposant leur verre à recycler.

Puis j’ai compris que non. Ils n’avaient pas changé. C’étaient les mêmes qu’avant, simplement rattrapés par le monde réel, celui que jusqu’ici il regardait de loin. Et où il faisait faim.

Eux qui avant le confinement gagnaient si bien leurs vies, eux si bon citoyens, si joyeux « colibris » voilà qu’ils étaient pauvres, de pain comme d’espoir. Et le froid les mordait chaque jour plus cruellement au dedans à mesure que leur foi chancelait. Impossible de croire désormais aux âneries qui jusqu’ici réchauffaient tant leurs cœurs en promettant pour tous de meilleurs lendemains. Impossible de trouver réconfort dans les belles promesses de l’écolonomie comme du « faire sa part » cher à leur si noble Association citoyenne de la terre.

Les muses sont utiles aux poètes, artistes, et bohémiens, toutes choses qu’ils croyaient être à force de ruminer ces contes pour adultes à l’abri du besoin. Mais ne servent à rien quand l’abri disparait, et qu’avec lui s’en va le sentiment d’appartenance à la caste des justes à qui rien n’arrivera.

Le plus dur pour eux était peut-être de constater combien ce sentiment était fait d’apparences. Car hormis les manières, qu'est-ce qui au fond les différenciait des punks à chiens et autres alternatifs qu'ils prenaient de si haut ? Eux-aussi croyaient changer le monde, en faisant ce qui leur plaisait, fumer des joints, jongler avec des quilles enflammés, arborer des tatouages… Ils écoutaient leurs cœurs, leurs envies, leurs besoins. Mes voisins en portaient aussi des tatouages, plus maniérés peut-être, invisibles au dehors car tracés au dedans. Cela ne les faisait (hélas) ni plus nobles ni plus sincères, et ne les consolait pas.

Dès le début des pénuries, leur engagement militant dans la « révolution des consciences » s’était simplement révélé ce qu’il était depuis toujours : une fabrique d’illusions rassurantes pour bourgeois en manque d’idéaux. Des foutaises ni cohérentes ni saines, aussi stupides et vaines que des songes toxiques comme l’éco-industrie ou le capitalisme bienveillant et sympa. Un système qui fait de la terre et de ceux qui y vivent un minerai anonyme ne peut pas être sympa (sauf pour ceux qu’il ne brutalise pas). Un récit qui prétend le contraire oui, mais il ne nourrit pas, le problème était là.

L’incendie de la ferme soit disant modèle qui les livrait jusqu’ici en fruits et en légumes avait ruiné ces fables comme leur confort moral, et leur confort tout court. Les pyromanes ne se s’étaient mêmes pas cachés, au contraire ils avaient revendiqués haut et fort leur méfait au nom de l’utopie à laquelle ils avaient cru, et de l’hypocrisie de ceux qui en profitaient. C’était des « bénévoles », des gens qui travaillaient là-bas sans salaire ni protection sociale, payés par « l’expérience offerte », et assuraient tant que bien mal le fonctionnement du « potager humaniste », qu’on leur avait vanté comme autosuffisant pour la « communauté » et qui ne l’était pas, mais alors pas du tout, et surtout pas pour eux.

Pour ses dirigeants oui et, si l’on a pu les critiquer pour la consommation effarante d’eau de leurs exploitations dont les faibles rendements contredisaient chaque centimètre carré de leurs discours pontifiants, on ne pourra pas leur reprocher de ne pas savoir s’organiser. Surtout en temps de crise. L’accaparement et le stockage sous clef de toutes les récoltes, le rationnement immédiat de tous les bénévoles, et l’exclusion de la plupart d’entre eux au motif que leur expérience « ne pouvait plus se dérouler dans la sérénité », elle devait être écourtée ; tout cela avait été réalisé en un clin d’œil. Clin d’œil qu’avaient fort peu gouté les bénévoles, mais d’après mes voisins, les gouts et les couleurs, c’est l’affaire de chacun, hein. C’est comme la soit-disant exploitation économique dont ils s’estimaient victime, une question de point de vue qui n’avait rien à voir avec la ferme, parce que le politique n’a rien à voir avec le jardinage de toute façon, de même que changer le monde n’a rien à voir avec la remise en question des structures de pouvoir. Il suffit de retourner à la terre et de se changer soi. Voilà. Et puis la mesquinerie avec laquelle ils exigeaient une rémunération était bien la preuve qu’ils n’avaient rien compris au message de l’association. Sortir du système, retrouver un échange humain, c’est accepter de travailler pour autre chose qu’un salaire, et de donner. Faire bruler une si belle oasis, une fontaine d’optimisme, pour simplement rester fidèle à ses carcans petits bourgeois, c’était d’un égoïsme franchement… un véritable crime contre l’humanité, et plus encore, contre la leur.

J’ai tout entendu quand ils ont raconté au téléphone avec quelle autorité, quelle dignité et quel sang froid Aurélien, « l’ami » responsable de la ferme, avait géré tout ça. Ils trouvaient ça normal, les bénévoles ne cotisaient pas après tout, tout juste payaient-ils pour leur hébergement, leur transport, leur repas aussi parfois. Et mes voisins louaient encore ce cher vieux Aurélien de leur avoir promis de continuer à les livrer. Jusqu’ici ça allait.

Mais, quand une semaine plus tard Aurélien s’était barré avec toute la récolte dans son camion frigorifique même pas électrique et que leurs bacs à légumes s’était mis à sonner creux, leur humeur avait changé. Me voir grignoter des palmitos au crépuscule sur mon balcon le soir même les rendit fous de rage. Parce qu’ils en voulaient de ces biscuits industriels pleins d’huile de palme. Et s’en voulaient d’être si fragiles face à la tentation, si abjecte soit elle. Ils en voulaient au monde entier de leur infliger ça. Voilà à quelle démence les menait l’effondrement de cette foutue société qu’ils avaient tant ouvré à révolutionner ! Je ne me rappelle plus ce qu’ils m’ont dit mais en gros j’étais la dernière des ordures dégénérée. Bon.

Les jours suivants, Valérie s’est mise à prier. Enfin je ne sais pas si on peut appeler ça prier, disons qu’elle s’agitait devant son petit autel en invoquant ce qui devait être des dieux. Je l’entendais faire sonner son bol tibétain, allumer de l’encens, s’agacer contre Hector qui ne savait pas où étaient les bougies, ni où il avait mis le livre de Pierre Rahbi. Ils se sont également beaucoup disputés sur le fait d’imprimer ou pas une photo de leurs dernières vacances éco-solidaires au Belize. Valérie tenait absolument à joindre à l’autel la baleine qu’ils y avaient vue ensemble, aussi l’a t’elle téléchargée sur son iPhone qu’elle posait à coté de la statue de Vishnu ramené d’Inde pour réciter ses espèces de poèmes sans rimes mêlant incantations et méthode Coué.

« De la terre à la lune filent mes soupirs, namasté,
légère comme une plume mon âme sera un jour poussière,
comme cette putain de crise financière, Ohm
Que fleurissent les pensées positives, Amen
l’amour saura nous guider, le soleil chaque jour le chante en mon cœur,
le soleil le soleil le soleil… »

Pendant des jours elle a répété ça, tandis qu’Hector d’une main commandait tous les produits alimentaires bios qu’il pouvait trouver sur des sites autrichiens, et de l’autre vendait tout ce qu’il pouvait sur leboncoin.fr. Ses pantalons en lin, ses tee shirt en coton équitable, ses chaussettes en laine de l’île d’Aran, son jeu de quilles suédoises, sa Vespa vintage, ses albums d’Astérix, etc.

Heureusement qu’il y avait des gens comme Mylène, une vraie colibri elle, qui respirait et vivait collectif-partage-solidarité. Aller cambrioler l’épicerie bio voisine tous ensemble comme elle le leur a proposé une semaine plus tard en visio-conférence, c’était vraiment une bonne idée. Ça permettait de rester fidèles à leurs valeurs en plus : plutôt crever que d’aller au supermarché où de toutes façon on ne trouvait plus rien.

Et puis ces égoïstes de l’épicerie bio n’avaient jamais pensé qu’à eux, refusant de réduire leur marge sur les produits que la ferme leur proposait, ce pourquoi on y avait jamais rien vendu. Pas étonnant que la ferme n’ait jamais été rentable, les gens ne pensent qu’à l’argent. Le leur. Ces salauds. Ce serait bien fait pour eux.

L’affaire s’était hélas très mal passé. D’autres les avaient précédés et l’épicerie était bondée. De païens enragés, bouffeurs de surgelés, si affamés qu’ils auraient tué pour une bouteille de jus de courge ou des chips de céleri. Hector s’était d’ailleurs fait casser le nez en tentant d’en arracher une à un grand type barbu. Valérie elle s’était fait tirer les cheveux par une vieille folle qui lui avait déchiré son tote bag, avant de lui flanquer un grand coup de sacs de fanes de carottes grillés, et de lui faire tomber tout le rayon boulgour et quinoa sur le dos. Mylène n’avait rien vu de la bagarre, assommée dès son entrée dans le magasin par un coup de citrouille sur la tête alors qu’elle tentait d’organiser la distribution des sacs de farine de blé complet sur lesquels tout le monde se jetait.

Depuis ils ont faim. Je leur ai déposé un paquet de spaghetti un soir sur leur palier. J’en ai une pleine palette chez moi, volée paquet par paquet dans le supermarché où je travaillais avant. J’ignore s’ils les ont mangés, ils sont partis peu après. Je ne sais pas où et – pourquoi le taire – je m’en fous.

9

Une ombre s’étendit sur le sol et je levai les yeux vers le soleil plein du soudain espoir d’apercevoir une montgolfière de jouvence flotter dans sa lumière, mais ne vis qu’un nuage d’un gris pâle ordinaire. Il en était venu durant les mois d’hiver, aucune n’avait atterri, de crainte d’être assaillie avec trop d’allégresse peut-être.

Tant de légendes courent sur ces aérostats qu’en voir un pour de vrai ce serait comme rencontrer un ange. Et si cela m’arrivait, sans doute aurais-je moi aussi des miracles à l’esprit, du genre de ceux dont parlent si souvent les aidant.e.s.

L’anneau arc-en-ciel entourant leur ballon est pour eux la ligne d’horizon de tous les rêves humains, ce qui inclut les miens. Car quoi que j’ai pu être, et quel que soit aujourd’hui mon statut, je suis encore un homme.

Au-delà de ce seuil multicolore, plus rien n’est impossible et tout n’est que lumière car selon les aidant.e.s ces montgolfières ont été envoyées par le ciel lui-même ; c’est-à-dire par leur dieu même s’ils n’emploient jamais le mot. Ils en parlent comme de l’être “très haut”, l’origine ou la source des mystères supérieurs, et l'appellent “UiEl” (lui/elle, on dit aussi “LeUi”), cette vague entité qui selon eux commande aux hasards de la vie et à toutes les magies. C’est-à-dire, à tout ce qui n’est pas rationnel et qui pourtant arrive. De mon point de vue cela voulait dire le monde entier, tout du moins celui qui m’entoure, mais pour eux ce dernier étant tout à fait sensé, la magie c’est avant tout ce qui libère de l’ancien, permet le mouvement des choses de demain sans rien devoir à celles du monde d’hier. UiEl est tout cela.

Selon eux, c’est lui qui a inspiré l’inventeur du brûleur sans carburant, même si personne ne sait qui c’est. Tout le monde y croit, beaucoup jurent avoir vu de près les montgolfières et constaté de leurs yeux que nulle bouteille de gaz ne se trouvait dans les nacelles. L’engin s’élève apparemment par seule combustion d’oxygène, ou “dragonisme immanent” comme disent les plus fervents. Raison pour laquelle on dit ces montgolfières “de jouvence”, le miracle de leur motricité augurant d’un nouvel âge technologique sans énergie fossile. Leurs pilotes sont paraît-il porteurs de maints autres prodiges tel l’art de la pierre d’eau (permettant de changer un simple caillou en aspirateur d’humidité pour obtenir de l’eau à volonté), ou celui de la branche de verre (permettant de lire la carte d’une forêt dans les veines d’une branche), leur nombre est paraît-il infini, et tous ont en commun d’être voués au salut du genre humain. De libérer les gens de la religion des biens et des services, par celle des liens et des expériences créatrices. C’est assez perturbant politiquement, y compris au niveau de la conception des savoir-faire et savoir-être.

Car en effet, ces talents contenus dans les choses se révèlent à priori à ceux qui sont élus, touchés par une sorte de grâce, comme un héritage de l’éther, mais que l’on peut également acquérir par un travail socio-spirituel, ou quelque chose de cet ordre. On peut devenir élu en somme. J’aime l’idée mais je ne comprends guère son fonctionnement. Pour candidater, il est question de s’adonner à la méditation, la prière, l’action, le sacrifice rituel d’offrandes réelles, comme des biens personnels, des services rendus, ou symboliques comme des plumes de moineaux ramassées par terre, des graviers trouvés dans les lits de rivières ou d’autres choses encore. Chacun a sa manière, beaucoup en ont plusieurs.

Peut-être ces croyances ne sont-elles que fadaises, mais on dit aussi que les gens aux commandes des montgolfières de jouvence sauvent les malheureux et emportent qui veut à l’autre bout du monde. Qui qu’ils ou elles soient, aucun d’entre eux hélas ne volait dans le ciel ce jour-là. Mais qui sait, un jour viendra peut-être me dis je en pressant le pas.

Il me fallut faire un détour pour éviter le trou que de faux aidant.e.s avaient fait creuser à même le goudron à quatre hommes habillés au passé (des gens de l’industrie pharmaceutique je crois) un jour d'août dernier afin d’y faire pousser un cerisier. L’endroit me paraissait hanté par les “Pour que vienne le temps des cerises que vous avez promis !” scandés alors par ces personnes dont on découvrit peu après qu’elles n’avaient aucun lien avec le mouvement des aidant.e.s, n’avaient participé à aucune assemblée, et ne poursuivaient d’autre but que la vengeance sadique. Une dame en particulier attira l’attention des fondateurs du centre, à force de hurler au visage de ces quatre messieurs qu’à cause d’eux et de leur “putain de religion du profit“ elle avait dû passer 4 mois sur un bateau de croisière, confinée en pleine mer, à servir jour et nuit les passagers qui noyaient leur ennui dans la bière.

C’était incohérent. Si l’industrie pharmaceutique avait peut-être (je dis bien peut-être) mis du temps à proposer des médicaments (ce qui avait certes rallongé le confinement) ce n’était qu'à cause de la complexité des recherches, et pas du tout pour faire monter les prix. Du moins je ne peux le croire. Certes leurs produits s’étaient révélés fort chers mais quand on aime on ne compte pas, non ? Et qui peut dire qu’il n’aime pas la vie ? Et puis, qui était-elle pour remettre en cause les lois éternelles de l’offre et la demande ? Ces gens eussent-ils dû travailler gratuitement ? Vendre leur chemise pour soigner cette menteuse éhontée ? Elle n’avait pu être confinée en pleine mer – tous les bateaux étaient rentrés au port, lui avait dit un permanent, ancien docker – mais elle argua que si, car le navire croisant au large des côtes Saoudiennes il eut été risqué d’accoster car les Arabes on le sait n’ont pour seul projet que de réduire toutes les femmes blanches à l’esclavage sexuel.

Quand un.e aidant.e travaillant dans le tourisme lui demanda le nom de l’armateur elle donna bien le titre d’une compagnie maritime, sans doute lue dans un vieux magazine, car celle-ci avait cessé toute activité depuis au moins dix ans. Ses camarades étaient à l’avenant, des nouveaux riches ordinaires et haineux qui, furieux de voir leurs ascensions sociales fauchées en plein vol par les évènements, cherchaient dans leurs fantasmes puérils divers alibis pour se mêler au peuple et s’arroger des droits sur le fruit de ses efforts.

Venus des faubourgs cossus de diverses villes, ils cheminaient à travers champs, loin des routes et des assemblées, et s’infiltraient dans les centres pour malmener les aidés qu’ils y pouvaient trouver. Il y en avait beaucoup cet été-là. Puis ils ont disparu peu à peu, ont été chassés et, mus par leur soif de gloire et d’arbitraire ont commencé à s’attaquer en bandes aux étrangers, aux femmes seules, aux mineurs isolés. Beaucoup ont été attrapés, mais il y a encore dans les collines, paraît-il, nombre de ces relégués qui bannis de toute communauté vivent difficilement de chasse et de quelques rapines.

Après trois jours passés à s’acharner pour à peine entailler le sol d’un centimètre ou deux, les quatre hommes eux, étaient tombés d’épuisement et on les avait emmenés. Eux non plus je ne les reverrai jamais. Tout comme cet éditocrate au costume sur mesure et au sourire pincé qui s’était lui assommé contre l’aile de l’hélicoptère garé un peu plus loin, en trébuchant sur des câbles alors qu’il tentait de gagner la forêt. Emmené lui aussi, avec la porte-parole du gouvernement qui le même jour était occupée à recopier cent-mille-sept-cent-quatre-vingt-neuf fois à la craie sur le sol “la vérité est un bien commun, pas un jouet pour enfant gâté“ en verlan. Quelques lignes étaient encore visibles sur la piste 42, les autres avaient fané depuis ce matin de juin où soudain elle s’était mise à rire, à chanter, avant de se rouler par terre en hurlant des phrases incohérentes.

Dans la brouette qui l’emportait derrière le terminal elle continuait à vociférer des choses sur la nation, les oies sauvages, le vent du large et les premiers de cordée, puis sa voix s’était éteinte dans le lointain. Sa personne avait pour moi quelque chose de familier, comme une sorte d’âme sœur siamoise bien que je ne lui ai jamais parlé. Elle ne me manquait pas, et pourtant à cet instant j’eus aimé entendre le son de sa voix, car même folle à lier elle représentait encore un lien avec mon passé. Quelque chose comme l’enfance peut-être, ou bien l’adolescence, rien à voir en tout cas avec le monde d’adultes où chaque jour on me noyait. J’accélérai.

10

Dans les flaques de l’archipel, quelques oiseaux buvaient. J’avais soif moi aussi, faim, mal à la tête à cause des coups de cake, et le sucre de toutes les pâtisseries écrasées sur mon visage m’avait écorché la peau mais, vraiment, je m’en sortais bien me disais-je encore en longeant la tour de contrôle n°7. L’étrange sentiment que la terre ne tournait pas dans le bon sens, ressenti peu avant la première tarte hier au soir, acheva de se dissiper quelques mètres plus loin quand j'atteignis l’orée du bosquet de bambous, là où quinze jours plus tôt j’avais participé à un atelier d’extension agricole du domaine du football.

Dessinées à la craie sur la piste 60, les lignes du terrain formaient le réceptacle des idées de chacun, des aidant.e.s principalement, quelques permanent.e.s aussi, et moi que l’on encourageait sans trêve à jeter mes carcans aux orties pour “habiter“ l’espace. Il ne s’agissait pas en effet d’imaginer y faire pousser le gazon le plus souple et plus résistant afin que le talent des joueurs puisse s’exprimer au mieux, mais au contraire de proposer les circonstances végétales les plus personnelles possibles pour s’exprimer soi à travers le terrain, sans se soucier de l’intérêt supérieur du jeu.
L’intérêt supérieur il n’y en n’avait pas qu’un, tout le monde avait le sien et l’enjeu était de les convertir tous en morceaux de terrain pour que le jeu lui-même s’adapte aux “visions“ des uns et des autres, et non l’inverse. L’un des permanent.e.s avait ainsi entrepris de faire pousser des bambous près du poteau de corner, parce que disait-il, leur présence inspirerait le mystère et la lointaine Asie, qu’en plus leurs troncs souples obligeraient à dribbler et qu’il aimait les arabesques des manieurs de ballon. Un autre avait planté des rosiers afin que la délicatesse des fleurs suggère la douceur bien plus que l’affrontement. Parmi les épines, les joueurs devraient marcher, mûrir chaque pas comme les vers d’un poème, ce serait d’une délicatesse follement improbable. Peupliers, séquoïas, pommiers ou cactus peuplaient le reste du rectangle et chaque contributeur évoquait à travers eux ses désirs d’un jeu plus ouvert, multiple, polymorphe, un jeu fait de métamorphoses et de composition face aux circonstances de la vie du ballon, plutôt qu’une forme d’action s’imposant à tout le reste et obligeant les arbres et les fleurs à s’élever ailleurs.

Ils appelaient cela du “nenni-néo“, en référence au néo-libéralisme, doctrine selon eux toute-puissante chez les gens de ma caste, dont leur compréhension -permettez-moi de le dire- était un peu sommaire. Dans cette théorie économique on pense en effet que la vie est un jeu auquel chacun doit jouer, riche, pauvre, éduqué, jeune, vieux, autiste, ou demeuré ; qu’une loi prévaut sur les autres, celle de la jungle où survivent les forts et où périssent les faibles ; et qu’une façon de faire société, la mise en concurrence permanente et totale de tous et de tout le monde dans un cadre légal, est la voie du progrès. La seule qui vaille. Moi aussi je le pensais mais uniquement dans le cadre de mes activités de conseiller au ministère de la culture. Je n’ai jamais prétendu que ces règles devaient s’appliquer à toute la communauté nationale, même si je ne vois guère de quel contrat social on peut parler si certaines choses ne sont pas établies comme indiscutables. Le mérite par exemple, la valeur de l’effort comme celle du capital sont pour moi intouchables. Le capital ne représente-t’il pas des efforts ? N’est-il pas l’eau-de-vie dont le travail est l’alambic ? Sachant qu’à ces questions légitimes on m’opposerait des rires ou des travaux forcés au potager, je n’ai rien dit bien sûr, mais je persiste à penser que quoi qu’on en dise, le néo-libéralisme, même s’il n’est pas parfait donne un sens à la vie. Il propose en effet une perspective, un cadre où le travail paye et où la paresse à l’inverse ne produit qu’infamie. Mais eux le sens de la vie ils s’en fichaient pas mal. Ils se croyaient capables d’en inventer des tas, alors j’ai fait comme eux et proposé de planter des tulipes au motif qu’elles étaient symboliques de l’émergence de la spéculation en Hollande au XVII ème (la Tulipomanie) et qu’il s’agissait désormais de piétiner ces usages du passé. Je crois avoir marqué des points ce jour-là, même si la vraie raison c’est que dans ma vie d’avant il y avait une femme parfois, que nous étions le jour de son anniversaire, et qu’elle était d’origine Hollandaise.

Est-ce pour cela que le soir venant, contemplant le fruit de nos efforts, quelque chose en moi avait souri ? Je ne sais, comme je ne sais pas ce qui au juste en ma personne s’était réjoui. Depuis que les aidant.e.s de ce moment de jardinage conceptuel étaient partis cela ne m’était plus arrivé. Jusqu’à ce matin, peut-être parce que demain les aidant.e.s d’hier soir quitteraient l’aéroport.

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12

En dépassant le chariot à bagages couvert de ronces, je regardai autour de lui les valises ouvertes devenues bacs à fleurs et eus envie d’en cueillir une, au nom de ma bonne fortune. Une bleue ? Ou bien une feuille verte (couleur dite de l’espoir) hésitai-je un instant, avant d’en saisir une d’un jaune si pâle qu’on eût dit la lune sous tranxen. Comme pour faire la paix en ce jour presque heureux, avec cette personne dans le ciel que pourtant je n’aime pas tant je passe de temps seul avec elle chaque nuit, confiné sous le ciel qui ne me dit rien de bon.
Oui, vraiment j’étais chanceux. Les aidants de la séquence de temps qui s’achevait m’avaient parfois inspiré tant d’effroi, rappelé tant d’échos oubliés à grand-peine du chaos de juillet que je les eus cru capables de bien pire qu’une si ordinaire lapidation pâtissière.

J’aurais pu connaître bien d’autres tourments, être chosifié, traité comme un obscur objet de leurs sombres désirs comme certains l’avaient été dans la fournaise de l’été, ici et là, au tout début des évènements. Ce n’était pas alors un âge de terreur, mais les histoires que racontaient parfois les permanent.e.s comme pour mesurer le temps heureusement passé depuis, n’étaient ni des contes ni des légendes. Des choses s’étaient passées, ici même comme ailleurs. Entre les assemblées citoyennes, les groupes de parole, de débats, d’entraide, à l’ombre de l’arc-en-ciel de toutes ces communautés spontanées, la nuit avait existé.
Et elle vivait encore, parfois. Le dîner d’hier soir n’était pas un fantôme, ou l’ombre d’un mirage issu de mon esprit inquiet. C’était la même “pensée“ que celle des premiers âges du centre, moins sauvage, moins brutale, mais tout aussi déterminée face à la question que posait mon existence et celle des autres représentants de ma caste. Que faire de nous ? se demandaient jadis beaucoup de nos concitoyens ; comme ils se le demandaient encore aujourd’hui, différemment, avec désormais à l’esprit l’idée que peut-être il n’y avait point de réponse. Dans le doute ils continuaient à chercher comment faire pour en inventer une.

Les aidants d’hier eux ne se posaient pas de questions quant à la méthode. Ils auraient des résultats, avec ou sans l’aide de UiEl. À force ou à l’usure, la fermeté pallierait à mon manque d’imagination, à toutes mes difficultés à me renouveler pour me rapprocher d’eux, et j’y arriverais. Ils le savaient, et ils étaient contents. Moi-même je l’étais presque autant de les voir s’en aller, m’estimant très chanceux tant il est vrai qu’avec des gens comme eux mon erreur de mercredi dernier eût pu me coûter bien plus cher.
Ils auraient pu par exemple choisir de m’envoyer parmi les enragés, à la gare ou au port, là où les “heller“ ont érigé leurs bastions, des endroits d’où l’on ne revient pas. “Hel“, si j’ai bien compris les explications d’un aidant qui se faisait appeler Heimdall (gardien d’un endroit appelé Asgard m’a-t’il dit, une banque j’imagine) est dans la mythologie scandinave le pays des morts ordinaires, ceux que les Valkyries n’emmènent pas au Valhalla parce qu’ils ne sont pas morts au combat. Et pour les aidant.e.s, les “heller“ sont comme morts au monde d’aujourd’hui ou d’hier, tant ils sont pleins de haine pour l’un comme pour l’autre. Sur les réseaux sociaux on désignait jadis ceux qui ne faisaient que critiquer comme des “haters“, des fontaines de “j’aime pas“, ces gens-là sont comme ça et ne socialisent pas.

Il paraît que là-bas il n’y a pas comme ici de « projet » pour les personnes comme moi, il n’y a que l’écume des rancoeurs passées, que je ne saurais ici résumer mais qui ont tant pesé dans l’écume de ces jours d’incendie et de sauvagerie.
Dans ces territoires-là les gens obligent les capturés à pédaler des jours entiers sur des vélos d’appartement pour produire de l’électricité. L’été elle est utilisée pour alimenter des ventilateurs géants qui rafraîchissent l’air suffoquant des rues, l’hiver on l’emploie au chauffage du bâtiment. On dit que le soir on laisse ces malheureux, fourbus d’avoir tant pédalé “vomir sur leurs deux oreilles“, car leur épuisement est tel qu’ils vomissent dans leur sommeil. J’en eus moi-même la nausée en montant les marches de l’escalier. Je ne voulais pas y croire, comme l’automne dernier je ne voulais pas croire qu’un jour je m’estimerais heureux de mon sort dans cet aéroport et pourtant c’était en train d’arriver, alors que je pénétrais dans le Terminal.

13

À l’aube depuis les grands halls de l’aéroport, on voit le monde du dehors se dissoudre comme un château de sable emporté par les vagues. Derrière les baies vitrées couvertes de buée, la forêt se noie dans une mer de nuages, que le ciel boit telle une berge la vase. Je me demande souvent, comme ce matin, si c’est ainsi que ceux de la lointaine vallée se mêleront à nous quand ils arriveront. En niant nos différences par la bave et le flou ?
Il en est venu une douzaine voilà deux semaines. Je les ai vus passer dans ce même hall alors que je donnais des miettes aux oiseaux qui ont fait leurs nids sous les plafonds de tôle. Leur teint hâlé m’a surpris tant j’ai entendu dire par les permanent.e.s qu’ils dorment dans les cimetières et ont le teint terreux.
Souvent ils les traitent même de “zombies“, ce qui est assez paradoxal venant d’eux parce que zombie tout le monde l’était un peu au moment des évènements, à force de confinement les gens étaient tout blancs, et certains très très maigres à cause des pénuries.

Les “enterrés“ venaient acheter ou troquer (je ne sais pas bien comment fonctionne ici l’économie) des vivres je crois, et d’autres choses aussi. Ils avaient une liste, l’un d’eux la brandissait et les autres énuméraient des chiffres, des quantités, des volumes, récapitulaient leurs besoins en s’avançant vers le groupe de permanent.e.s et d’aidant.e.s qui les attendait. Il n’y avait rien pour eux cependant, à en juger par les éclats de voix que j’entendis dans le bureau des douanes où ils se réunirent. Quand ils sont repassés devant moi, longeant la salle d’embarquement voisine où je nourrissais les chats qui en ont fait leur boudoir, leurs cheveux longs flottaient autour de leurs visages fermés tant ils marchaient vite. On eût dit des hippies furieux car ils venaient d’apprendre qu’il n’y aurait plus jamais ni drogues, ni filles à fleurs dans les cheveux, ni soirées guitare au coin du feu en palabrant sans fin sur diverses utopies . Puis ils ont donné des coups de pied dans les pots de fleurs et sont partis en maugréant qu’ils reviendraient, et qu’ils étaient légions. Depuis je m’attends à les voir apparaître chaque matin. Quelques uns, des milliers, j’ignore combien ils sont, et personne ne peut le dire.
Les aidants les appellent parfois “les autres“, ou bien “les enterrés“, savent qu’ils voyagent en troupes comme des soldats ou des comédiens. A pied, à vélo, à dos de chameau, d’autruches ou d’hommes ou qui sait quoi d’autre encore. Il y a tant de rumeurs. La plus répandue dit qu’ils prônent le retour à “l’état d’ozone“ ou quelque chose comme ça, et parlent de “la renaissance par l’enfouissement“ c’est-à-dire d’aller vivre sous terre, nous tous les humains, pour la laisser tranquille. Elle et les animaux, les insectes aussi, le plancton, les uv, l’ozone. Ils auraient soit-disant un plan sur trois ou quatre générations pour faire société dans des grottes souterraines, des abris anti atomiques et des maisons troglodytes, afin que notre planète se régénère. C’est ce que disent les aidant.e.s comme les permanent.e.s.
Mais qui sait s’ils y croient, ou si me laisser le croire fait aussi partie de leur plan. Le hasard, depuis que je suis ici, je n’y crois plus vraiment. L’arythmie du ballet des aidant.e.s par exemple, a beau sembler fortuite, je ne la crois pas purement accidentelle. Le jeu des circonstances fait peut-être que ceux-ci soudain s’en vont et que d’autres arrivent, et cependant même les bruits de couloir me laissent un goût d’organisé, comme si aucun évènement ne devait jamais rien à la bonne ou à la mauvaise fortune. Comme si les gens qui parlent entre eux me parlaient toujours un peu à moi personnellement sans me le dire vraiment.

Quelques aidant.e.s bavardaient justement avec des permanent.e.s, ces gens qui tiennent le lieu mais ne s’occupent pas de moi, accoudés au comptoir d’une des boutiques aux étagères vides. Aucun ne s’étonna ni ne pouffa devant ma mine défaite et mon costume trois pièces couvert de traînées grumeleuses, de miettes de fruits confits, d’éclats de chocolat, et de dégoulinures de flan. La fête était finie, j’avais eu ce que je méritais, affaire classée, et tous me considéraient d’un oeil qui, sans être attendri, témoignait d’une certaine compassion même si, comme très souvent ici, quelque chose de sévère dans leur air m’empêchait d’y voir vraiment de la bonté. Cette semaine il n’y en a jamais eu.
Je ressemblais sans doute à un arc-en-ciel né des amours putrides d’une poubelle et d’un caniveau, mais par bonheur je ne pouvais voir mon reflet nulle part car un exercice de thérapie anti-narcissique a un jour d'août consisté à briser à mains nues tous les miroirs de ce terminal qu’ils appellent le “lieu de vie“. J’ai eu de la chance d’y échapper à ça aussi me suis-je dit, c’était tombé sur Aymerick Deblédur, un éditorialiste “omniphobe“ selon eux (grossophobe, homophobe, islamophobe, juifophobe, footballophobe etc…) capturé au tout début des évènements. J’ai entendu des aidant.e.s de toutes sortes, le désigner comme “la cause perdue“. Fondamentalistes de la rédemption par le travail manuel, ou apôtres de la permaculture sur des airs de bossa nova, tous sont heureux à leur façon qu’il ne puisse plus écrire depuis cet exercice. Ses mains ne se sont jamais vraiment remises et puis la mort de son ami Perin Schrapnelraus, un philosophe pauvrophobe l’a beaucoup affecté. Lui s’est éteint d’une crise cardiaque lors d’un autre exercice pourtant pas si terrible. On lui faisait laver le sol avec sa perruque autour d’une table où des femmes noires buvaient du thé. Son dernier mot a été « taisez vous !». Aymerick Deblédur l’a pris pour sa dernière volonté j’imagine, et depuis il se tait.

Alors que je montais l’escalier menant à l'entresol du terminal où se trouve ma cabane au Canada, un homme d’une quarantaine d’années vêtu d’un jean et d’un tee-shirt, cheveux courts, barbe de trois jours, qui ressemblait à un professeur de math en lycée professionnel, s’approcha de moi et me dit “Tiens mon gars“ en me tendant un papier plié en deux. Sa voix était celle d’un ouvrier d’usine, du genre peu éduqué, gilet jaune amateur de foot et de bière tiède, qui met des “quoi“ à la fin de chaque phrase, mais il n’en dit aucun cette fois-là. Le regardant s’éloigner je remarquai dans sa démarche quelque chose de gracieux, de délicat, comme si son corps était habité par une adolescente diaphane sortant de son cours de danse classique et rêvant de poètes romantiques. Ces gens me désappointent souvent, je ne les cerne pas bien.
Je dépliai le papier et vis, comme je m’y attendais, un cristal de neige noire dessiné à la main. Mon projet de réinsertion avait encore une fois été rejeté. C’était au moins le centième, peut-être davantage, et je ne m’en émus pas. Les murs de ma cabane au Canada étaient déjà tapissés de ces feuilles blanches au centre desquelles les cristaux, tous tracés par une main différente, formaient la surface d’une avalanche suspendue et silencieuse qui pourtant hurlait :“Non“. Ce papier, encore une fois, en grossirait l’écho. Cela n’avait hélas rien d’étonnant.

En tentant de m’évader par le camion poubelle mercredi dernier, j’avais ruiné tous mes progrès. Toutes mes avancées (si illusoires soient-elles), chacune gagnée centimètre après centimètre, avaient été ce jour-là réduites à néant par cette idée stupide de m’enfermer dans un grand sac poubelle au milieu du tas qui partait pour le centre de recyclage. On m’avait découvert avant même le départ du camion, avant même le chargement, et même avant que je ne me glisse à la nuit tombée dans le hangar n°7 mon sac poubelle plié dans ma poche. Et cependant on m’avait laissé faire, car “il est bon d’apprendre à ses dépens ce que l’on a besoin de savoir“ comme dit la règle n° 17 ou 18. A croire qu’à l’instant même où avait germé l’idée dans mon esprit ma tête était déjà dans le panier. Refuser mon projet était bien le minimum.
Même si ce n’était que ma seconde tentative d’évasion, le comité qui lit les projets aurait très bien pu décider que ce serait la dernière. Il se compose de quelques permanent.e.s et aidant.e.s chaque fois tirés au sort et est présidé tantôt par un druide UiEl, tantôt un invité genre sociologue ou chercheur.e en sciences du féminisme. De ce que j’en sais ce groupuscule est animé par une sorte de fanatisme en ce qu’ils appellent la co-construction. Ne pas penser collectivement est un crime impardonnable en ce sens, et le châtiment d’hier soir me l’avait bien fait comprendre mais c’était tout. L’été dernier il aurait duré une semaine.

Les peines encourues sont depuis infiniment moins violentes, surtout à cette saison, peut-être parce que la plupart des aidants boivent du vin blanc. Loué soit le printemps me dis-je en poussant la porte de ma cabane au Canada. Loué soit le vin blanc me dis-je en me déshabillant. Loué soit… qui que ce soit, me dis-je en m’asseyant à mon bureau, un billot de bois semblable à ceux qu’emploient sans doute les bourreaux, depuis lequel je vous écris.

14

J’écris la nuit, sans lampe ni bougie, pour ne pas qu’on me voie. La lumière de la lune me suffit à peu prés, et telle une belle à son balcon gonfle la poitrine du soupirant qui dans l'ombre lui déclame ses rimes, me donne à moi la force de soulever ma plume. Comme si nous étions seuls au monde et que, dernier homme sur terre, je lui écrivais nuits après nuits une lettre d’amour infinie, même si nôtre amour, bien sur, est impossible mais qu’importe, je la hais.
Je sais bien qu’elle est belle, cette montagne froide qui flotte dans le noir, et qui n’a pas de coeur, qu'elle inspire à celui des humains une étrange chaleur. Mais les choses belles n’ont rien à faire ici. Et puis sa présence me rappelle à quel point je suis seul, combien j’écris pour ne pas oublier et que à quel point j'y tiens parce-que c’est mon secret. Le seul que j’ai, du moins j’aime à le croire, même si celui-la aussi ils doivent le connaitre. Allez savoir comment, ils savent tout, tout le temps.

Pour dissimuler le crissement de ma plume, qu’il me faut régulièrement tremper dans l’encrier comme la rame d’un galérien dans l’océan entourant son cachot flottant, je fredonne des chansons. Le plus souvent celles entendues pendant les séances de gymnastique historique, parfois aussi celles des fêtes suivant les réunions où je ne suis que rarement invité. On ne sait jamais, s’ils m’entendent peut-être se diront-ils que leur aide porte ses fruits et que je suis en train de changer. On a bien le droit de rêver. D’ailleurs, ils doivent m’écouter grâce au micros dont ma cabane est certainement truffé, je le sais, même si je ne les ai jamais trouvé.

Ils savent tant de choses sur moi qu’il m’arrive de penser qu’ils lisent même dans mes songes comme dans un livre ouvert. Un vrai, je veux dire, pas un tas de feuilles comme l’espèce de journal que vous avez entre les mains et que je cache chaque soir sous une latte du plancher. Je n’y met jamais d’ordre et ne le relis pas d’avantage. Non pas par manque de temps, mais parce que l’écriture est pour moi un refuge dont les murs ne sont fait que de vent, du mouvement de mes mains sur le papier, et des mots dans ma tête. Contempler les vestiges de “tout cela“ abime cette illusion, fragilise cette sorte d’absence puisée à même le flot de l’encre, qui me protège de tout. Quand je pose ma plume, soudain exposé à tout les vents mauvais que la terre peut porter, je suis pris de vertige et bondit sur la latte, la soulève à deux mains, pousse du pied mes pages sur le tas de leurs soeurs, referme et me jette sur mon lit.
Qu’il me soit d’ailleurs permit ici de m’excuser par avance pour la confusion qu’engendre pareilles manières. Car vraisemblablement se trouve déjà dans ce tas d’autres feuilles que les miennes. De ces lettres, récits et autres textes issus des cahiers de souvenances qu’on me donne à lire et qui jonchent mon billot. Empoignées fortuitement en sus de mes écrits, d’une main moite et fébrile au moment de les dissimuler, ces choses venues de l’extérieur que je ne lis qu’à moitié, ponctuent certainement mon récit d’apartés singuliers et troublants je l’admets. Pardonnez mon désordre, et l’intrusion dans mon journal de ces feuillets étrangers écrits à la machine, comme je me le dis souvent en nettoyant cette fichue plume.

C’est tout ce qu’ils m’ont donné pour écrire mes projets, que eux j’écris le jour. Ils disent que c’est pour m’aider à bien ressentir la matérialité du travail, notion à laquelle ils sont très attachés. Il est important à leurs yeux, fondamental même, que chacun sentent dans son corps et sa tête la valeur de ce qu’il produit, sans cela point d’économie digne, ni d’avenir socialement équitable.
Et, plus important encore, tout cela doit se faire dans la joie. Ils ne pensent qu’à ça. La joie, le bonheur, le plaisir, la félicité avant tout, comme moyen et comme fin, surtout quand il s’agit de penser le travail. J’ai du mal avec ça. Le travail selon moi, c’est autre chose, et je sais de quoi je parle car le mien de travail comme on me l'à appris consiste à administrer celui des autres. C’est-à-dire à le penser à leur place, eux n’ayant pas le temps ni les moyens du fait de leur travail, bien sur. Je l’aimais, mon travail. Il traduisait toutes les valeurs auxquelles je crois, et cependant je ne l’ai jamais fait autrement qu’avec sérieux, certainement pas pour y trouver de la joie, mais bien plutôt un sentiment d’être utile à mes concitoyens. J’essaye de ne pas oublier ce sentiment, mais ils passent tant de chansons dans les hauts parleurs disséminés un peu partout sous les plafonds du terminal, que bien souvent j’ai du mal à m’entendre penser.

Ma préférée pour camoufler le bruit de ma graphie est celle de “Gaby“ :
“Si tu es triste, que tu as un gros chagrin,
tu sais qu’il existe, chez les ptits malins,
un ours aimable, gentil et câlin,
a l’abri dans ton cartable, je serais ton copain… “

Elle à quelque chose de tendre et d’effrayant en même temps. Un peu comme eux et toute leurs bonnes intentions qui égayent mes jours tout en les noircissant. Alors je psalmodie ces paroles, parfois je les murmure à peine, comme une prière nostalgique et sans espoir a des dieux morts depuis longtemps. D’autres fois je les énonce d’une voix forte et convaincu, d’autres fois je les hurle. Ça ne change jamais rien, mais ça m’aide à distinguer les jours et les pages. Sans cela j’ai l’impression d’écrire la même avec d’autres mots, mais la même quand même. Tout comme j’ai l’impression de vivre le même jour sans cesse recommencé, avec le soir d’autres larmes à sécher, d’autres bleus à l’âme, qui a l’aube seront noyés au fond de moi comme autant de soldats inconnus jetés ensemble dans la même fosse commune.

J’écris aussi, dois-je ajouter, pour témoigner peut-être. On ne sait jamais. Si ma vie se termine ici, qu’au moins cette bouteille puisse atteindre la mer et peut-être quelqu’un. Comment ? Je l’ignore, mais je mets tant de mon être dans ce bouquet de feuilles que peut-être quand je quitterais ce monde saura-t’il s’éveiller et se mouvoir par ses propres moyens. Il marchera, avec l'aide de UiEl ou d'un autre, ou tout seul. Se lèvera et s’en ira “par la porte ou la fenêtre“ comme l’a dit un jour lors d’une conférence un illustre pdf, injustement condamné pour des faits de harcèlement moral, après plusieurs suicides de salariés qui n’avaient pas bien saisi les subtilités de sa politique managériale. Je pense moi que c’est ce qu’il voulait dire quand il parlait du départ volontaire des salariés “par la porte ou par la fenêtre“. Qu’ils volent de leurs propres ailes. Qui refuserait ce rêve là ? Pas moi en tout cas.

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16

Par où commencer ? Depuis si longtemps mes rêves sont peuplés de gros titres révélant « l’incroyable vérité » sur mon sort que je ne sais plus comment la raconter. Si souvent j’ai songé aux mots que j’emploierais quand, de retour dans le monde où les gens sont normaux comme avant et n’ont aucuns projets pour moi, le monde qui peut-être n’existe déjà plus, des micros s’inclineraient devant moi.
Tant de fois j’ai rêvé ce moment tard dans la nuit, tôt le matin, n’importe quand l’après midi, lui et tout ce qui le ferait. Ma coiffure, la couleur de ma chemise, le métal de mes boutons de manchettes, et tant d’autres détails composant l’arc en ciel de ce jour merveilleux où je quitterais ce lieu. Mais je sais a présent que cet horizon la est en papier mâché, recyclé, ruminé tant de fois que rien jamais n’y sera imprimé, encore moins le mot « fin » de mon histoire si peu imaginable. Et pourtant elle est vraie, aussi vraie que mon seul espoir est qu’un jour hors de ces murs, on sache pour de bon ce qui m’est arrivé.

Si je devais résumer mon histoire en une phrase, je dirais : J’ai passé ma vie au service des autres, et c’est pour ça qu’un jour ils m’ont mis en prison.
Pas tous, évidemment, certains, j’ignore combien; et pas pour me punir ou se venger de ma personne, quand bien même il s’en trouve parmi eux pour clamer que toutes leur existence ils ont subie l’ineptie de la mienne. Non, au contraire, s’ils m’ont retiré du monde et me retiennent ici : c’est pour “m’aider“.
D’ailleurs, à en croire ces gens là, cet endroit n’est nullement une prison. On y fait certes fi de toutes les lois de l’hospitalité, et l’on s’arrange de manière fort créative avec celles de la république du temps jadis au nom de la foi en un je ne sais quoi tissé d’humain et de monde de demain, mais ça n’a rien à voir avec un lieu de détention. Absolument pas. Tous le répètent, c’est au contraire un “centre de renouveau“, de recherche du beau, du lien, de l’illumination, en un mot c’est une chance. Et tous autant qu’ils sont inventent chaque jours des moyens de m’empêcher de la considérer autrement.
Ces moyens sont légions. Il-y-à la poigne de fer dans un gant de barbelé de ceux de cette semaine, la pédagogie new âge centrée sur la beauté compliquée et géométrique des spiritualités orientales de ceux d’il-y-à un mois, la pensée sociale par le corps libéré-libérant de ceux d’avant qui m’ont tant de fois fait pratiquer des sports étranges comme le handball avec ballon gonflé a l’helium où la force disparaissait avec la gravité, le golf sous marin, le cent mètre au rythme des fourmis etc… Mais, bien que les formes varient, le fond demeure le même : il s’agit de me transformer de l’intérieur par mes faits et mes gestes dans le monde extérieur. Celui d’ici . Pas celui que l’on aperçoit au delà des pistes ou des haies bordant le parking, mais celui de l’aéroport et de ceux qui le peuplent.

Certains aidant.e.s sont sympathiques avec moi, cordiaux, encourageants, malgré tout ce qui nous sépare, mais jamais aimables, jamais vraiment. Car ils ne sont pas là pour m’aimer justement, et pas non plus pour me haïr. Ils sont là pour autre chose que je ne comprend guère mais qui n’est pas une guerre, même si pour moi ça en a souvent l’air.
S’ils me donnent une chance c’est par éthiquisme, philosophitude, civismalité, sollicitudarité, co-compassion et que sais-je d’autre encore. En un sens ils se considèrent responsables de ma vie, s’ils la protègent ce n’est pas pour rien, beaucoup me l’ont dit : elle serait en danger ailleurs et, si je dois rester ici, c’est aussi pour ma sécurité. Je n’ai pas le droit d’aller dehors pour vérifier si c’est vrai, et d’ailleurs, je préfère ne pas y penser. Pourtant j’aimerais m’en aller.

En attendant je vis ce qu’ils m’est donné de vivre et j’essaye bien sûr de résister, de toutes mes forces a leur entreprise de démolition positive, mais les leurs sont immenses, inépuisables, tant leurs ressources humaines paraissent aussi infinies que leurs inventivité quand il s’agit de labourer tout mes jardins secret pour en faire du compost, des sujets et des thèmes de nouveaux exercices, et de nouveaux combats à mener contre ce que je ne suis pas au fond de moi. Ça n’est pas très clair pour moi non plus.

Régulièrement arrivent de nouveaux participants a cet espèce de carnaval dément où je suis mis a nue. Parfois dix, parfois cent, certains restent parfois des mois, parfois moins, d’autres s’en vont, l’ambiance et la pédagogie varie, l’emploi du temps aussi, l’humeur, le bruit, l’esprit, rien ne dure, sauf les murs. Je ne sais jamais combien de temps je verrais un visage, et ne peut donc jamais capitaliser quoique ce soit dans leurs yeux. “Et c’est très bien comme ça!“ me disent-ils car le capitalisme pour eux c’est le mal.
Mon ombre, si elle pouvait, en pleurerait avec moi si cela ne figurait pas aussi sur la liste des actes interdits. Pas parce qu’un homme ça ne pleure pas, mais parce qu’on n’à pas le droit de se lamenter sur nôtre sort quand -comme moi selon eux- on a été si longtemps sourd et aveugle aux malheurs des autres.
J’ai beau parler leur langue, mes arguments sont a leurs yeux des clones, techniques, abstraits, pas assez bio et donc, parfaitement étrangers a leur nature sauvage, jamais n’ont droit de cité.
J’ai beau parler des droits de l’homme pour faire valoir ce que de droit à qui mieux mieux, rien n’y fait.
Jours après jours, et même certaines nuits depuis bientôt un an, ces “aidant.e.s“ - ainsi qu’ils se nomment eux même- m’expliquent sur tous les tons, que l’humain est tout ce qui compte, et que c’est pour mon bien qu’ils m’infligent tout cela. Que tout cela est bon pour ce que j’ai car frappé du sceau de l’intérêt général. Celui des gens, en général, ceux qu’on appellent les autres, et dont pourtant toute ma vie j’ai défendu la cause comme si c’était le Graal. Question de point de vue me disent-ils, et le mien ne compte presque plus ici. Je n’ai pas l’habitude et il m’arrive de me demander si je m’y ferais un jour.

Seul compte “le chemin“ et non pas ses méandres. Ceux qui mènent de ma cabane au Canada à la soute à bagage, du hall d’embarquement au hangar 24, du tapis roulant du Terminal 2B au parking souterrain ou ailleurs, ne sont que vagues esquisses, me disent ceux qui m’appellent “compagnon“, “camarade“, “pauvre ami“ ou bien ne me nomment pas, et me disent simplement « toi là bas ». Et tant pis si pour moi toutes sont un supplice, même si parfois les exercices peuvent êtres doux, ils me rendent fou. Qu’importe tout cela tant que grâce à eux et grâce a la “saine gratitude“ qu’il me faut puiser au fond de moi sans savoir avec quoi, je trouve en cet aéroport dont plus aucun avion ne décolle, ce qu’ils nomment “ma voie“.

17

Ma voie je la cherche jours et nuits, sans téléphone ni internet parce que tout ça désormais c’est fini. En tout cas c’est ce qu’on me dit. Je ne peut chercher qu’en moi, et dans les chemins que me dictent les aidant.e.s qui eux non plus n’utilisent plus ces technologies, comme les permanent.e.s, les errant.e.s, et bien évidemment les enterré.e.s, tout le monde fait sans.

Les réseaux se sont éteints avec l’épidémie, suspendus par l’état quand, la crise sanitaire résolue, fut instauré le confinement sécuritaire pour que la population puisse préparer sereinement son retour à la vie normale. Il était en effet d’intérêt général que le peuple ne puisse plus communiquer, qu’il ne soit plus distrait par la technologie et les ailleurs électroniques pour revenir à l’essentiel, c’est à dire au réel. Un réel libéré des idées nauséabondes comme des sournoises fake news à la solde des comploteurs qui gangrénaient le web.
C’est pour le bien des gens que le gouvernement à décidé cela, mais les gens vous savez…. on leur tend la main ils vous mordent le doigt, on retire la main ils crient “au voleur !“ et vous bouffent le bras. Bref, ils ne surent voir plus loin que le bout de leur nez où la moutarde était bien trop monté, et ce fut le début du chaos.
Sans les réseaux sociaux, les séries, les vidéos et tout ce qui passait par leur téléphones ou leurs écrans ils ne pouvaient plus tenir, les gens, enfermés entre les quatre mêmes murs qu’ils voyaient depuis 6 mois. Alors ils sont descendus dans la rue, au mépris de toute autorité, et ils y ont pris gout, parce que plus on est de fous plus on s’en fout de tout.

Après les évènements, ivres de cette même folie, ils préférèrent abandonner les outils modernes de communication, pour différentes raisons dont la haine des algorithmes n’était pas la moindre.
Combien de fois en effet, ai-je entendu les pires choses sur ces merveilles technologiques qui pourtant hier encore faisaient tourner le monde avec zèle, déployant à l’infini les possibles de l’ordinaire cerveau humain. Imagerie médicale, recherche astronomique, logistique humanitaire ou actualisation en ligne de son statut de demandeur d’emploi, les algorithmes permettaient tout cela, nous rapprochaient chaque jours du mieux vivre et du mieux travailler en réduisant toujours d’avantage les distances entre nos désirs et la réalité. C’est un fait.
Mais ce fait là ne les intéressait pas, les gens. Pas plus que la réalité que façonnait les algorithmes, car à leurs yeux, celle-ci leur revenait toujours “dans la gueule“ selon leurs propres mots, par la faute de ces “saloperies fascistoïdes“.
L’un dit par exemple avoir été victime de ce qu’il appelait “l’algorithme managérial“, c’est à dire la logique d’un tableur excel derrière laquelle soit disant s’abritait “la direction“ pour le licencier sans ménagement. Que d’imagination…Les directions prennent bien eux mêmes leurs décisions que je sache. Certes avec l’aide d’outils de traitement de données que leur humanité les empêche d’égaler en terme de précision et de rationalité, mais toujours en leurs âmes et conscience. Faut il les en blâmer ? Est ce un crime de prendre ses responsabilités au nom de la raison la plus pure, quoiqu’il en coute à son coeur ?
Un autre brama que l’algorithme des moteurs de recherche était sexiste. Comment se pourrait il ? Comme les anges, les algorithmes n’ont pas de sexe. Une autre dit que la plupart des algorithmes traitant des données humaines sont racistes, et cependant le nom vient du mathématicien arabe al-Khuwārizmī. Un détail sans doute. Une autre encore prétendit que l’algorithme de sa banque lui facturait trop d’agios, mais était-ce de sa faute si elle était à découvert ? Et qu’aurait-il dut faire ? Aller contre sa nature parfaitement scientifique et s’inventer un chromosome abbé Pierre ? Si incongru que cela puisse sembler, c’est bien ce qu’ils et elles souhaitaient, et pas qu’un peu. Car le reproche revenait sans fin : ces “saloperies micromicroscopiques“ n’avaient pas de coeur.
Demande-t’on à une voiture d’avoir des sentiments ? À un robot mixeur de savoir écouter quand on à besoin de pleurer ? Non, mais selon eux on devrait, car l’amour était apparement la réponse universelle, la clef de douze qui résoudrait tous les problèmes.
Ou presque, car l’invention d’un alambic prétendument capable de transformer l’amour en eau potable hystérisa à nouveau les débats un jour de la fin aout. Présentée sur la piste 31 par un errant au visage pâle, la machine était faite de tonneaux concentriques s’emboitant les uns dans les autres telles des poupées russes, chacun dotés de diverses hélices alimentées par une machine à vapeur fonctionnant au feuilles mortes. L’errant se proposait de distiller les “like“, ces mentions “j’aime“ que l’on mettait jadis sous les publications que l’on appréciait sur les réseaux sociaux, et d'en faire une “eau de vie“ sans alcool riche en “oligo éléments des sentiments“/
Un ordinateur alimenté par une éolienne permettait d’en faire la démonstration, et celle ci allait commencer quand l’un des futurs permanents fracassa l’écran d’un coups de bâtons, avant qu’une foule de ses compagnons ne renversent les tonneaux et se saisissent de l’errant qui eut sans doute été couvert de béton et de brume (enduit de ciment frais et noyé dans la fumée de gros joints, un châtiment barbare mais courant) s’il ne s’était pas mis à pleuvoir à ce moment là. Cinq semaines que l’on attendait ça, les aidant.e.s y virent un signe de UiEl et laissèrent le jeune homme s’en tirer avec quelques bleus.

A cette haine psychotique des algorithmes s’ajoutait qui plus est une paranoïa collective des plus affligeante. La certitude d’avoir été tout au long du confinement espionnés via tous leurs appareils connectés par les services de l’état influença en effet grandement les débats sur l’intérêt ou non de remettre en marche les réseaux de communication. Et la réponse fut un non catégorique.
Car à quoi bon se donner la peine de réparer les antennes relais brisés, les câbles arrachées si c’était pour de nouveau être épié par “les planqués“ ? Ces gouvernants qu’ils n’avaient pu capturer durant les assauts contre les bâtiments officiels, ni dans les rues en feu, ni sur les routes, devaient - c'était évident- désormais se terrer dans quelques bunker secret l’oreille collée à des écouteurs dans l’espoir vil de violer les secrets de ces gens afin de les détruire. Entre nous soit dit : croire à de telles fadaises relève pour moi de la psychiatrie lourde. Je n’ai jamais eut connaissance de quelques écoutes téléphoniques généralisées que ce soit et, je tiens à le dire, l'honneur d'être au service de l’état dicte, tout comme la loi, une conduite fort éloignée de ces délires. Mais le délire, à l’époque faisait loi.
Certains évoquèrent bien dans diverses assemblées de mettre en place un réseau alternatif alimenté par panneau solaire, mais la terreur de la 5G, fort courante parmi ces gens du commun a l’esprit enflammé et peu cohérent il est vrai, entrava sérieusement la proposition et le débat s’ensabla. C’est ce que j’ai lut en tout cas dans un récit arrivé depuis le site technique d’un fournisseur d’accès internet justement, dont les machines avaient étés détruites par les auteurs, et les hangars changés en centre de Gestalt thérapie post capitalisme de surveillance. Ils expliquaient ce que c’était dans leur texte, mais je n’ai pas compris, sans doute parce que je n'en n'avais pas envie.
Bref, il n’y eut pas de consensus ou alors ceux qui voulaient rétablir l’internet ont essayé et échoué, je ne sais pas, mais ici n’arrivent ni ne sont jamais arrivés depuis que j’y suis, aucuns mails ni aucuns appels.

18

Dans un rêve cette nuit je marchais sous la pluie le coeur gros et le bagage mince, parmi les flaques d’eau où flottaient des lambeaux de feuilles mortes. Telles des débris de navires minuscules elles voguaient pathétiques sur ces lacs confus pour elles gigantesques, qui tous mimaient vaguement la grisaille océane.
Je pensais à chaque pas à tous les naufragés de ces embarcations, j’avais froid, et pas la moindre idée de l’endroit où j’allais mais j’y allais jusqu’à ce que je trébuche et me réveille soudain dans un dortoir en pierre où s’alignaient des lits superposés.

Je me touchais les cheveux, ils n’étaient pas mouillés, “j’ai rêvé“ me disais-je toujours dans ce même rêve. Je regardais les lits, échelonnées sur trois niveaux le long des murs de granit qui s’étiraient d’un coté comme de l’autre jusqu’à l’obscurité.
Le mien était à peu près au milieu, entre la tâche d’ombre où s’évanouissait l’allée centrale à droite, et son reflet à gauche qui, étrangement, semblait un peu plus clair.
C’est vers lui que j’allais en sortant de mon lit du bas, pieds nus, enveloppé d’une fourrure de rossignol-grizzly, un ours avec des ailes, de la taille d’une girafe à peu prés, cela semblait courant dans l’endroit où j’étais.
Je m’avançais, longeais les lits tous pleins de dormeurs dont les visages ne me disaient rien et qui tous pourtant me semblaient familiers. Sur les planches bordant les matelas étaient écrites à la craie les “situations“ de tous ces gens. “Rêve d’Esteban / songe d’Isabelle / cauchemar de Warren / vision de Gaëlla ..etc..“, l’obscurité reculait devant moi à chaque pas, et soudain je fut dehors en haut d’une colline.

En contrebas s’étendait une ville et au milieu trônait un immeuble-château, un building avec un pont levis, des tours, et de hauts murs aux vagues reflets de sable. Sans bien savoir comment, je me trouvais l’instant d’après devant ses portes grandes ouvertes et entrais à grandes enjambées, bien que je me sente intimidé.
Dans la cour, des hommes portant des costumes gris joyeux, un peu comme des croques morts à un bal costumé, jetaient à bouts de bras des animaux entiers dans d’énormes brasiers. Une foule de silhouettes les regardait adossée aux murailles, oui une foule de formes ressemblant à des gens qui murmuraient entre eux des choses sur ceux qu’ils appelaient “les glorieux gentlemen“.
Le ciel au dessus de tout cela était mauve ou lilas, j’avais toujours froid et le feu colossal ne me réchauffait pas. Veaux, vaches, cochons, taureaux, poulets, licornes et ours de la taille d’éléphants brulaient mais revenaient. Ils partaient en fumée sans crier, puis ressortaient de terre, un à un à travers les pavés, je ne savais pas comment, et puis ils s’en retournaient dans l’enclos où les hommes les piochaient de leurs fortes mains lisses.
Je regardais longtemps un bouquetin à trois cornes, puis les flammes, puis la foule trouble comme la ligne d’horizon les jours de canicule. Je commençais à me réchauffer, et soudain j’entendis : “Police“.

19

Tout ce qui arrive ici ce sont des gens. Des aidant.e.s, des errant.e.s principalement, qui parfois apportent des choses de l’extérieur, des vivres, des idées, des nouvelles, et pour lesquels.le.s s’ouvrent souvent les grilles. Et d’autres pour qui elles demeurent fermées, parce qu’on ne veux pas d’eux aujourd’hui plus qu’hier, pas mêmes les “aider“, tant ce qu’ils ont été les maudit à jamais.

Ce sont des relégués, des bannis ad vitam, anciens policiers, soldats, miliciens ou phalangistes, ils s’approchent en meutes ou en essaims plus ou moins ordonnés, jamais par la forêt depuis que d’un poste de guet perché en haut d’un arbre, un permanent a fait choir sur eux un pot de confiture et un nid de frelons. Ils ont du se passer le mot, même si j’ignore comment.
Ils viennent par le parking, en rang serrés, armés de bâtons, d’arc ou de branches taillées en vagues lances. Parfois on dirait vraiment des armées miniatures, des confettis de parade militaire, symétriques et austères comme des balles dans le chargeur d’une mitraillette, de loin en tout cas.
De près ils ressemblent à des feuilles mortes marchant au pas. Vêtus d’uniformes dépareillés, le plus souvent fanés, mal lavés, mal rasés, mal coiffés, ils n’ont l’air que d’une bande d’homme des bois en costume du dimanche et n’impressionne personne. Ils font même de la peine et tout le monde ici en est assez heureux, car tous représentent encore les forces de l’ordre si honnies, cet ordre ancien dont les aidant.e.s ont brisés toutes les forces.

Ils tirent bien quelques flèches et lancent quelques cailloux, mais dés qu’ils s’approchent trop des grilles du parking, les permanent.e.s leur jette des sacs de compost avec leurs catapultes, ainsi que des boulets de “matière collective“ qu’ils préparent pour eux.
Mélange de fleurs sauvages, de fruits pourris, d’eau et de paille la matière est bouillie dans de grandes marmites jusqu’à former un agrégat boueux, dans lesquels sont vidés des seau puisés dans les toilettes sèches. Puis les permanent.e.s remuent cette sombre tambouille et la laisse reposer pendant des jours entiers. Souvent ils y ajoutent des orties et soufflent des insultes aux vaguelettes sombres car le but est ici de décharger sa haine en quelque chose d’utile qui puisse être fertile.
Les nuits de pleine lune des aidant.e.s apportent leurs oboles à cette sorte d’engrais, épluchures de légume, rognures d’ongles ou simple crachat, tout ce qui est naturel a le droit de cité. Puis tous ensemble ils versent la matière dans des moules cylindriques afin qu’en séchant elle s’agglomère en boules grumeleuses et étrangement peu odorantes. Ils/elles voient dans cette chose un condensé organique de tout ce qu’ils ont à dire à tous ces pauvres hères qui ne sont les bienvenus ni ici ni ailleurs: la vie et rien que la vie, “nous les mauvaises herbes refusons vos râteau“, des choses de cet ordre. A leurs yeux, ces messieurs ne méritent pas mieux.

C’est qu’ils sont esquintés niveau humanité tous ces gardiens de la paix, et pas que depuis hier. De tout temps les gens veulent à la fois la sécurité et qu’on leur fiche la paix, et les rigueurs du confinement ayant fait macérer cette sote contradiction, le citoyen moyen (qui a toujours besoin de quelqu’un à qui reprocher l’étroitesse de sa propre vie) s’était mis à vomir sans trêve ses colères sur les réseaux sociaux contre la soit disant immunité des policiers.
Quelques “activistes“ vicieux pour en tirer parti vitupérèrent sans fin avec la plus sordide des mauvaises foi sur quelques faits divers, certes brutaux mais isolés, pour étayer leur “propos“. Des vidéos montrant des incidents entre policiers et civils se démultiplièrent, envahirent le web, et mêmes certaines émissions de télévisions dites « d’information“ en mal de contenu racoleur et putassier.
Toutes impliquaient certes des agents en uniforme, et bien que rien ne permette d’établir avec certitudes que ceux-ci n’étaient pas en état de légitime défense, elles forgèrent aisément dans l’opinion publique la conviction profonde que tous étaient des porcs qui méritaient mille morts.
Les nombreuses manifestations de l’automne précédent, souvent réprimées dans le sang ( parce que les gens, butés qu’ils étaient, ne comprenaient que ça ) avaient hélas appris à ces citoyens séditieux qu’ils ne gagneraient pas le combat dans la rue. Qu’il n’y avait rien à faire contre la juste violence de la république, ce qui est tout même la moindre des choses dans un état de droit. Aussi les plus fourbes d’entre eux entreprirent-ils de démolir les âmes des gardiens de la paix nationale, ces hommes et ces femmes qui pourtant les protégeaient d’eux mêmes, et du chaos dont ils rêvaient.
“Quand on n'a que l'amour
À offrir en prière
Pour les maux de la terre…“ disait une chanson, et ces gens eux disait sans doute dans leur langue vénéneuse
“Quand on n’a que la haine
Et qu’on ne peut lancer de pierre
On envahit les mers de l’intime pour y briser le digne…“
Des hacker sans foi ni loi piratèrent les profils de maints agents des forces de l’ordre sur les réseaux sociaux, clonèrent leur visages et par je ne sais quelle sorcellerie technique en firent des marionnettes qu’ils mirent en scène dans des vidéos sordides.
On y voyait ces policiers, gendarmes, crs chanter l’hymne national en violant des ours en peluche; ou bien crever des poupées gonflables de femmes noires à grands coups de hache en riant comme des déments parmi des montagnes de canettes de bière vides; piétiner des sous vêtements féminins et vomir sur une carte de l’Afrique; emplir des cuvettes de toilettes de coran, de torah, ou de drapeau de la gay pride avant d’y faire leurs besoins un sourire épanoui sur leur visages ivres.
L’effet fut dévastateur au sein des hiérarchies, des couples et des familles, mais surtout dans les têtes de tous ces fonctionnaires. Et devint pire encore quand de nouvelles attaques cybernétiques firent des téléphones de ces dignes serviteurs de la chose publique de véritables fontaines d’immondices.
Des chefs recevaient des sms d’insultes homophobes de leurs subalternes; des officières des vidéos d’elles (clonées elles aussi) dans des positions sexuelles dégradantes accompagnées de commentaires scabreux de leurs supérieurs; des gradés des propositions de rendez vous scatologiques d’autres gradés etc etc… Il-y-eut de violentes disputes, des bagarres, des dépressions, des démissions et quand débutèrent les émeutes l’unité des rangs étaient déjà minée de toutes part. Des mails falsifiés issus des différentes directions achevèrent alors de ruiner ce qu’il restait d’esprit de corps et de solidarité parmi les policiers.
Ces courriers contrefaits recommandaient en effet aux chefs d’envoyer leurs effectifs (cette “bande de pd sans couilles“), au combat en sous nombre et sans armes pour qu’ils soient submergés par la foule et que l’instinct de survie décuple leurs ardeur à “casser du pèquenot“. Sans doute y-aurait-il des blessés dans les rangs, peut-être même des morts mais tant mieux, cela ferait des martyrs et ressouderait les rangs. Et au moins pendant qu’ils les pleureraient, “ces sous merde“ oublieraient de fomenter des mutineries. Celles-ci commencèrent le lendemain, certains policiers incendièrent eux mêmes leurs propres commissariat, d’autres rouèrent de coups leurs propres chefs, d’autres volèrent des voitures de service et désertèrent….
En trois semaines la loi et l’ordre moururent, les différents services s’entredéchirèrent autour de leurs cadavres et le peu qu’il restait de ces nobles institutions perdit ensuite tous ses combats contre la population déchainée.
Ils se rendirent aux émeutiers aux premiers jours de juin.
Si des vétérans de ces humiliantes défaites viennent parfois tenter de prendre d’assaut l’aéroport, ce n’est que pour être humiliés à nouveau. Car ils n’ont aucune chance, ne sont que des poignées, et pour les gens d’ici ces anciens chevaliers ne sont bons qu’à errer. Car ils ne peuvent à leurs yeux porter aucuns projets d’avenir, ne méritent que de puer la matière collective en espérant que celles-ci les instruise et fertilise leurs coeurs…

20

Seule dans la cuisine, je regarde le soleil danser sur le carrelage, la gorge nouée. Ses milles reflets d’or changent la fin d’après-midi en un bel incendie et, comme un feu éloignant les loups, devraient me protéger de la mélancolie. Mais c’est plus fort que moi, je ne pense qu’à la mort.

La mort des heures, des petits riens du quotidien qui faisaient de nos vies de mini-paradis, la mort de tout espoir de meilleurs lendemains car chaque jours ils semblent plus incertains.

Dehors, le printemps lentement disparait et annonce l’été. Le cerisier fleurit, le ciel bleuit, le jardin reverdit, la maison se remplit de ses mille parfums et pourtant rien n’y fait. Je me sens oppressé, comme dans les transports en communs, et le chant des oiseaux est pour moi requiem. Je me fais autant de mauvais sang que quand Robert prend l’avion, sauf que c’est permanent et que rien ne m’apaise.

Robert est à mes cotés, dieu soit loué, ce n’est pas lui que j’attends, c’est tout ce qu’il m’inspire de gai, de joyeux, de lumineux, et que la vie m’a pris. Robert, si merveilleux soit-il n’y peut rien changer, personne n’en n’est capable, personne ne saura rendre la beauté de nos rêves et nos folies.

Alors je crie, ma rage et ma détresse dans tes pages cher journal, toi qui seul me comprend, pardonne ma violence. Je déverse en toi ma haine et mon courroux avec au cœur l’espoir que la force des mots saura éteindre en moi les brasiers de la colère. Que je pourrais sourire à nouveau, reprendre le flambeau de la maman courage que j’ai toujours été, de l’épouse affectueuse, de l’amante passionnée… tout ce que le confinement m’a arraché lentement, faisant s’évaporer une goutte après l’autre l’océan de bonheur dans lequel je nageais telle une sirène enjouée.

J’étouffe ! Je ne peux plus respirer !

Rien, je le sais désormais, ne pourra réparer le mal qui à été fait. Rien ne remplacera l’été qui nous sera volé à force d’interdits. L’hiver nous n’avons pu aller à Gstaad aimer la neige et les montagnes. L’été nous ne pourrons aller ni à Bari ni à San Benedetto de Tronto offrir à nos corps étouffés le bonheur de la mer.

Le bonheur, comment pouvons nous désormais l’enseigner à nos deux trésors, Pétunia et Pimprenelle lors même qu’il nous est impossible de leur offrir un digne anniversaire ? Bien sur nous avons essayé, Robert et moi, avec l’aide d’Aicha qui était encore là, mais tous les gâteaux du monde ne peuvent remplacer le plaisir de voir leurs petits camarades, confinés eux aussi. Comme Aïcha, qui nous à abandonné pour rejoindre ses parents dans leur modeste logement de banlieue. Elle aurait-été mieux ici, mais je peux la comprendre. Ses parents, les pauvres ils ne parlent que la langue de leur lointain pays. Ce doit-être si éprouvant de ne rien comprendre à ce que dit la télévision. Mais au moins ont-ils leurs souvenirs pour leur tenir compagnie. Les enfants eux sont à l’âge où on les fabrique ! Et nous aurions eut bien besoin d’Aicha pour construire ceux de nos chers petits !

Qu’il est difficile pour eux de grandir, de développer leur imaginaire quand le monde chaque jours rétrécit! Eux qui ont tellement de talent n’en n’exploitent plus aucun. Ils trainent au lit, jouent à la console et se disputent de plus en plus souvent. La faute au confinement et à toutes ces déceptions qui s’empilent comme des nuages noirs dans les cachots de nos vies prisonnières.

Oui c’est une prison d’être ici chez nous, pas que nous n’aimions pas nôtre maison, mais nous ne pouvons ni y recevoir ni la quitter ne fut ce que pour flâner.

Quel futur peut il y avoir pour nôtre avenir désormais ? Pour les enfants je veux dire ? De tout mon cœur d’amazone au foyer je les plaint, les miens comme les autres. Ceux de Aïcha en particulier, elle d’ordinaire si dévouée, à qui je pardonne je le redis. J’ai trop de colère en moi pour en rajouter aujourd’hui. Et puis elle aussi à ses enfants, et les grands parents peut-être sauront les consoler.

LES PAUVRES AMOURS ! Mon dieu que je suis en colère ! J’ai beau tailler la glycine pour me changer les idées, chercher pendant des heures la meilleure façon de préparer le jus d’hibiscus pour redonner un peu de bonheur à mes petits trésors, rien n’y fait. Rien ne peut remplacer la liberté !

Souvent je sers mes poings de petite guerrière et j’ai envie de crier que nous vaincrons ! Pour les enfants nous devons triompher ! Robert ne le comprend pas et me dit de me calmer, c’est vrai qu’il est fatigué ces temps ci, je ne devrais pas le bousculer, mais je suis comme ça moi ! Folle à lier ! Folle d’amour pour mes deux princesses pour lesquelles je suis prête à braver tous les dangers !

J’écoute en boucle sur mon iPod la chanson « nothing compares to you », qui parle d’une rupture, d’un amour irremplaçable, et c’est exactement ça ! C’est cela que je ressent au plus profond de mon âme, avec une clarté telle que je n’en n’ai pas connu depuis la révélation de mon amour de la déco - et des théières en pierre de lave en particulier- il y à maintenant onze ans et huit mois grâce à un cadeau de Paloma. Ma chère et tendre Paloma ! Comme elle me manque ! M’abonner à Elle Déco pour fêter le nouvel an coréen ou chinois je ne sais plus, ça a vraiment changé ma vie. Oui c’était une révélation, et cette chanson en est une aussi mais sombre. Elle me fait dire Euréka mais pas du tout Alléluia.

Dans le deuxième couplet le chanteur dit en anglais qu’il se sent si mal depuis que son amour l’a quitté qu’il va chez le médecin, et celui ci lui dit : “essayes de t’amuser, peu importe ce que tu fais“. Le chanteur lui répond qu’il est fou, et il à bien raison. Comment faire pour rire, rêver, chanter quand on est confiné ?

Pas de terrasses ni de théâtre, de restaurants ou de shopping endiablé avec mes si chères amies qui me manquent tant. Nous ne pouvons pas refaire le monde toutes ensembles autour d’une bouteille de vin blanc qui ne fait pas long feu !
Oh que je suis colère ! J’ENRAGE !

J’enrage contre les médecins, le personnel soignant qui ne fait que se plaindre, vomir, régurgiter et vomir à nouveau ses vieilles rengaines mesquines contre l’état qui selon eux ne les paye jamais assez bien. Est ce que c’est le moment d’être idiot à ce point ? C’est un concours ou quoi ? Pendant ce temps nous on attend hein !

21

Ce qui parvient ici est porté par les gens qui arrivent à pieds, à vélo ou à cheval, parfois aussi par des pigeons voyageurs ou des chiens colporteurs, mais eux n’amènent que des nouvelles brèves inscrites sur de petits papiers qu’on ne me montre pas.
Les humains, eux, charrient colis et enveloppes dont certaines contiennent les récits que je suis censé lire. Tous parlent comme je vous l’ai dit, du monde de maintenant, racontent les centres et leurs actions, leur organisation, leur histoire, les problèmes, les enjeux, les idées… un peu comme les livres d’économie que je lisais avant sauf qu’on n’y parle jamais d’argent ou de bien, on y parle que de lien et de choses en commun.
Il-y-à aussi les lettres qui elles parlent d’avant; des choses de la vie durant le confinement souvent, et puis de sentiments, de rêves, de regrets, bref de choses plus abstraites dont l’écho souvent se trouve dans les récits. Ce sont des extraits de correspondances trouvés dans des ordinateurs, des téléphones, ou des logements abandonnés; des mails imprimés, parfois volés, parfois ce sont aussi des mots laissés par ceux qui ont choisis de s’en aller.
L’idée je crois est de rassembler ces choses là pour savoir de quoi était fait le monde d’avant; de faire comme une bibliothèque de bouteilles à la mer pleines des histoires des gens, de toutes castes et de tous horizons. Grands ou petits, ils ont tous leur vérité, mais ça je l’ai toujours dis.
Le même projet semble animer la collecte des cahiers de souvenance qui eux chroniquent les évènements passés, les réflexions, les joies et les souffrances notées dans des journaux intimes, des blogs ou des tribunes. Pendant le confinement, nombre de gens écrivaient, par envie ou ennuie, chacun ayant à coeur de construire une trace, raconter sa nuance. Après les évènements l’enjeux était différent, il s’agissait de comprendre ou de régler des comptes, de faire exister sa voix, l’écho de son esprit par rapport à “tout ça“. D’où leur noms de « souvenances », des souvenirs de consciences, du moins c’est ce que j’en pense.

C’est par ces choses que j’ai appris beaucoup de ce que vous ai dis, enfin “appris“, imaginé disons, des faits à peu près cohérents à partir de ces dires et racontars disparates auxquels sans nuances on prête foi partout autour de moi. Je les crois pour ce qu’ils disent de leurs auteurs mais, la probité et l’honneur n’étant point les valeurs de tous ces gens du peuple qui ont brulé leur pays, je demeure circonspect quand à ce qu’ils disent de lui et de son “aristocratie d’état“, pour employer leurs termes.
Pour eux, les gens comme moi sont des vampires incestueux qui ne craignent ni le soleil ni le ridicule. Car nous sommes ridicules à leurs yeux d’avoir cherché à les défendre et à les protéger des périls sanitaires et économiques que le sort faisait pleuvoir sur nous. Parfois maladroitement et pas toujours efficacement j’en conviens, mais l’erreur est humaine, ce à quoi ils répondent que les nôtres ont été inhumaines. Je n’en peux plus de cette logorrhée toute à la gloire de “sous les pavés la plage, et sous la plage le feu, et vive le feu“.
Aussi fais-je en sorte d’en lire juste assez pour pouvoir en parler, comme on me l’a appris à l’ENA. Si l’écrit est important me disait-on là bas, il ne vaudra jamais la vive voix du terrain, et je met à profit ce sage conseil pour mieux me préserver des écrits de ces gens là, car ils me noient déjà dans la trop vive voie de leur terrain de jeu expérimental.

L’important en politique est toujours que l’autre se sente considéré, et les aidant.e.s, si avant gardistes se pensent-ils n’échappent pas à cette règle. Tout ce qui compte pour eux, je crois l’avoir compris, c’est qu’ils sentent que comme eux je cherche dans le monde qui change à inventer ma voie, qu’en somme je suis comme eux. Même si moi, ma voie, je la cherche plus qu’eux, parce que je n'ai pas le choix et donc j’y pense tout le temps.
Même le samedi où je fais mon ménage et ma lessive, et le dimanche où je m’en vais marcher, seul jour où il m’arrive de connaitre un instant de répit. En marchant je ressent, par moments et pas vraiment souvent, non pas de l’espoir, mais une chose nue, étrangère, à tous mes sentiments comme à ceux des aidants ou des gens. Quelque chose qui me dit que la vie n’est pas finie.

22

Nous, frères et sœurs juré.e.s de la résilience apatride, vous écrivons depuis notre caravane sise ce jour en quelque forêt des montagnes du nord ou du sud.

Pardonnez le flou que volontairement nous entretenons quand à notre localisation, mais en ce monde nouveau la bonne volonté n’est point aussi universellement répandue que l’on aimerait le croire, nous le savons.

Les routes n’étant pas sûres, maints dangers guettent nptre messager d’ici son arrivée, et les âmes de celles et ceux qui pourraient s’emparer de notre récit ne sauraient être emplies que de bons sentiments. Nous ne le savons que trop.

Chaque jours nous prions le ciel et la terre de ne point mener jusqu’à nous ces loups plus ou moins solitaires. Errant.e.s de mauvaise graine, forces de l’ordre en fuite ou milicien.e.s assoiffé.e.s de querelles, de rapines et de moeurs anciennes.
C’est que nombre de femmes, d’adolescentes et de fillettes cheminent avec nous.

Telle est notre mission, réparer les moins vivantes que d’autres, victimes ou pas des évènements toutes ont à reconstruire un désir de l’avenir, et un désir tout court, sans savoir où au juste situer cet avenir. Nous l’ignorons aussi, d’où notre nom, “apatride” parce que la patrie, comme la famille, l’entreprise, ou autres formes de communauté d’antan : merci mais non merci, comme nous le disons souvent à bon nombres d’endroits nés des évènements, et d’ensembles de gens qui aimeraient accueillir à demeure nôtre groupement itinérant. Merci mais non merci, le danger est trop grand pour nos dames, demoiselles et enfantes.

Parce que ce sont des femmes, et que beaucoup d’entre elles sont lestées de ce charme troublant dont les hommes sont hélas si friands, les bons comme les méchants. Cet air diaphane de celles qui trop sensibles, trop belles, trop innocentes ou simplement trop elles, ont été courtisées sans trêves ni ménagement par des mâles trop nombreux, trop pressants, et pendant trop longtemps. Tout le temps disent certaines. Au travail, à l’école, dans la rue, leur immeuble, leur voiture, désir, concupiscence et velléités de séduction ont flotté autour d’elles comme un nuage permanent.

Aussi ont-elle dut, à leur corps défendant, apprendre à s’en extraire, s’absenter de cet air lourd de sueur et d’hormones en arborant comme un voile pudique un regard lointain, un sourire fragile, telles des elfes ou des sirènes inquiètes de leurs droit à exister sur terre.

Les hommes aiment cette mince carapace qu’ils prennent pour de la grâce. Là où il-y-a chagrin ils comprennent besoin, et se veulent chevaliers quand ils sont voleurs. Certains veulent secourir ces âmes abimées et pensent les consoler par leur virilité sincère et volontaire, lors qu’ils ne font qu’éviter de penser leur être au genre, à l’amour et aux femmes. D’autres ne pensent qu’à eux et, trop heureux de voir fragiles ces êtres qui leur font peur, entendent se satisfaire aux frais de leur misère.
UiEl seul sait combien les monts et les vaux cachent de ces tristes sires qui seraient trop heureux de les importuner. Trop, c’est bien le mot, l’emblème de ce bonheur excessif, abusif, incohérent dont beaucoup d’hommes sont nostalgiques depuis les évènements.

Il-y-à une demie lune nous fûmes par exemple assailli.e.s par une harde de cheffaillons en rupture de ban. D’anciens managers, drh, commerciaux aux dents longues ou startupeurs hargneux qui errent depuis juillet de forêts en ruisseaux, et de hangars en fermes, n’e pouvant s’intégrer dans nulle communautés.

Voilà que ces messieurs se proposèrent de nous accompagner, nous protéger, et de faire de nôtre activité humanistaire un business prospère coloré et joyeux. A coups de communication, de formalisation et tarification de nos faits, nos gestes et nôtre image ils changeraient nôtre ordre semi-mendiant en un royaume florissant.

L’idée bien sur ne nous disait rien de bon, et moins encore quand nous les vîmes se démancher le cou, contorsionner leurs corps dans leurs costumes en loques pour à la dérobée apercevoir les minois de l’une ou l’autre de nos protégées aux fenêtres de nos roulottes.

Les moines culturistes qui cheminent avec nous leur ont montré leurs muscles, sortis leurs lbd et visés l’entrejambe du plus bruyant de ces vantards libidineux, et comme bien souvent cela seul suffit à les faire décamper. C’est malheureux à dire, mais il-n’y-a que ça qu’ils comprennent. Pour un temps tout du moins car souvent ils reviennent, et chaque soirs il nous faut monter la garde, placer nos roulottes en cercle, portes closes, lances et piques prêtes à jaillir des meurtrières que nous y avons découpés.

C’est un fait, la vulnérabilité féminine attire les mâles affamés, et chaque semaine nos moines en rossent quelques uns trouvés dans les fourrés aux abords de notre campement, des bâtons à la main. Certes c’est pour le bien et le nôtre, mais la violence ne résout rien durablement, et l’un de ces malandrins nous a par exemple suivi sur des lieues et des lieues, tentant au moins dix ou douze fois d’entrer par effraction dans la caravane de l’une ou l’autre de nos accompagnées, jusqu’à ce que frère Ulrich se résolve à lui casser un pied d’un bon coup de gourdin afin qu’il ne puisse plus suivre le train de nos poneys.

Nous n’en sommes pas heureux mais la résilience étant un sport de combat contre les fantômes que l’on charrie en soi, notre tâche est qu’il ne s’en ajoute pas venus des collines ou des bois. Ces démons à nos portes ne nous troubleront pas et nous pouvons compter sur le soutien de bien des communautés pour y veiller.

Au marché de la baie des soupirs, le groupe Anarchimiste de l’ouest nous a par exemple fait don d’un véhicule anti émeute ; un robuste camion aux vitres grillagées et aux pare-chocs épais que nous avons pu atteler à nos chevaux de trait pour en faire la proue de notre cortège. Le moteur ayant été enlevé, il est assez léger et passe à peu près partout. Un peu plus loin, en une ancienne usine de composants électroniques devenue aujourd’hui centre spirituel nous trouvâmes refuge pour quelques nuits, mais les jeunes novices avides de compagnie ne nous inspiraient guère. C’est ainsi. La vie n’est pour nous ni belle ni hideuse, elle se passe voilà tout, à part du monde le plus souvent car le monde, vous le savez, n’est pas fait que de co-construction et d’eau fraiche.

Voilà. UiEl ou quelque autre soleil soit avec vous. Un jour viendra peut-être ou nous viendront aider.

23

Sans doute expliquez vous mon manque de savoir vivre en supposant qu’à force de côtoyer des gens au civisme très flou je suis moi même devenu un peu fou. Et je vous en sais gré, mais je plaide coupable.

Ne point me présenter n’est en effet pas excusable. D’autant moins s’il est dit que sciemment j’ai choisis ces manières pour le moins regrettables. Et moins encore si en vérité je vous l’annonce : nul repentir ne m’en fera en dévier. Il n’est pas d'excuse à chercher du coté de quelques habitudes que j’eusse prise ici, à force de ressentit, de n’être point respectable aux yeux de mon prochain. Ou de quelque renoncement aux lois de la socialité m'amenant à penser qu'en faisant fi des convenances je me sentirais plus libre que je ne le suis le temps d’une muflerie.

Non, c’est plus prosaïquement au nom du capital, que je préfère taire mon identité, celui que lentement j’ai acquis en vous contant mes heures et que j’ose espérer sympathique.

J’aimerais arguer tout au contraire que c’est par dévotion pour les nobles reflets de mes mots dans vos yeux que j’agis de la sorte. Par amour pour la grâce diaphane du mince fil d’Ariane entre mon humble personne et les miroirs de vos âme que je me dissimule. J'aimerais prétendre que c'est pour offrir plus d’ampleur aux élans de vos coeurs que je joue du mystère. Mais non, si je ne vous dis pas mon nom, c’est bien par peur de perdre le peu que j’ai construit en vous, par crainte de le dilapider en vous en disant trop, car ici vous savez même les mots sont parfois des couteaux.

Mon nom ne vous dirait sans doute rien, et cependant bien trop. Parce qu’un mot “a toujours quelque chose à dire” (règle n°7) et que tous, depuis mon arrivée ici, ont en commun de ne pas me vouloir du bien. La moindre de mes paroles est souvent suspectée de me lier au passé et donc interrogée, analysée, disséquée, euthanasiée, ressuscitée avant de me revenir en pleine face sous forme de raisonnements mêlant l’épidémie, les évènements, la fin de ce qu’ils nomment “mon monde“, le début du nouveau et le sens de la vie. Ces élucubrations me donnent le tournis, tant par leur nombre que leurs raisons.
Toutes me sont en effet infligés au nom d’une farouche bienveillance pour “ce que je suis”, c’est à dire un problème, résumé à un nom et un prénom, que je préfère garder pour moi. C’est tout ce qu’il me reste de mon ancienne vie, et ça ne me protège pas des autres et de leur aide. Au contraire, mon nom est associé comme un frère siamois à ce terme ‘“d’aidé”, ce statut d’objet flou du désir infini des aidant.e.s auxquels je ne peux dire ni “merci, mais non merci” ni rien qui puisse les convaincre que je n’ai pas besoin d’aide. Je ne peux qu'être volontaire pour leurs innombrables “exercices“ ou “pratiques“, ou encore “expériences d’optimisation transcendantales” et autres “processus éthologicos-cognitifs d'immanence co-construite”. Certains disent aussi “des trucs à faire”, parfois même des “machins”, ça dépend des aidant.e.s. Comme l’étrangeté de ces activités, qui vont de l’incongru au mystique, du désuet a l’inextricable, et de la limite du presque charmant à celle du presque métaphysique. Presque, car jamais rien ici n’est tout à fait formidable, ni tout à fait affreux. Comme ils/elles me disent souvent, “c’est difficile à vivre mais c’est quand même la vie”, et pour une fois je suis d’accord.

Encore une fois, pardonnez je vous prie mon outrecuidance, mue par une anxiété des plus inélégantes je l’admet, mais vous comprendrez sans mal au regard de tout cela, que j’ai de fait perdu confiance en la capacité de mon patronyme à entrer dans le monde des autres sans provoquer pour ma personne maintes péripéties. “C’est pour t’aider!” répètent souvent les aidant.e.s sur un ton agacé quand je peine à cacher ma perplexité face aux exercices proposées, ou que je n’y arrive tout simplement pas. Je n’ai jamais réussi par exemple à résoudre des équations d’économie quantique où investissements et travail existaient dans deux lieux à la fois.
– Et en même temps n’existaient pas, quand par exemple les profits créaient des trous noirs au bord desquels le temps s’arrêtait.
– Et en même temps existaient toujours dans une dimension parallèle faite de la somme des parties supérieures au tout et en même temps différente du résultat de leur addition dans sa géométrie résiliente ou quelque chose comme ça.

Le professeur d’astrophysique qui m’a parlé toute une semaine de ces mystères ne cessait d’évoquer cet “horizon des évènements  mentaux“ qu’il percevait en moi et je ne répondais pas.

J’ai été plus à l’aise lors du cours de yoga en tenue “du passé” (c'est à dire en costume sombre), pensé pour que je réalise combien la joie de mon corps et de mon âme était entravées par ce que les professeurs aidants appelaient mon “uniforme d'esclave de l'entropie”, l'entropie étant dans leur esprit, un phénomène de dégradation de l'énergie humaine et sociétale à force de la faire tourner en rond comme un hamster en cage. Je n'ai pas vu où était l'analogie avec mon ancienne vie, j'ai toujours été pour l'innovation, et puis je n'ai jamais voulu de mal aux animaux domestiques, mais bon c'est un détail.
J’ai transpiré et craqué les coutures, déchiré ma chemise, froissé mon pantalon, chiffonné ma cravate, et c’est vrai que ça fait du bien le yoga, mais mon énergie s'y est un peu dégradé aussi, je ne voyais pas en quoi c'était négentropique comme ils le prétendaient, mais bref je n'ai pas saisi.

Une autre fois j’ai du jouer au hockey sur gazon de conscience, un jeu étrange où la balle est remplacé par un pois chiche peint en vert foncé que l’on passe son temps à chercher dans l’herbe plutôt qu’à le frapper pour le faire avancer, parce que la vie “c’est le mouvement et la contemplation” comme disait le grand blond qui m’entrainait chaque soir au crépuscule.

Et tout cela m’arrive parce que mon nom est “important pour eux”. S’ils m’imposent ces actions c’est pour me préparer à le porter à nouveau un jour dans le monde du dehors. Je n’ose imaginer à quoi il ressemble, ce monde, ni quel sort serait le mien si je sortais demain. Pour l’heure je n’y existe pas, et c’est bien mieux comme ça me disent tout les aidant.e.s, quelqu’ils/elles soient. Ce n’est pas que le monde nouveau ne veux pas de moi, dans l'absolu disons, c’est que moi je ne sais pas le vouloir, l'accepter comme il est, disent-ils. J’ai du mal avec ça, je voudrais ne pas être quelqu’un à leurs yeux, ni aux vôtres, être personne, mais ce n’est pas possible.

La règle n°1 le dit sans ambages: “Quelqu’un ne peut pas être rien”. Je serais donc forcément “quelque chose” aux yeux des gens de l’extérieur, c’est pour ça que je suis là, parce que ce quelque chose n'est pas le bienvenu dehors. Comme je serais quelque chose à vos yeux si je me présentais, et j’aimerais autant pas, parce que mon nom est libre, lui, et que sa liberté me veux du mal, elle aussi.

Je ne pourrais en effet empêcher mon patronyme de vous parler de mes origines, mon milieu, mes manières, mon allure; et vous non plus. Rien ne le retiendrait d’évoquer le genre de monde d’où je viens , les valeurs héréditaires qui coulent dans mes veines, ainsi que d’autres choses sur mon compte qui toutes vous permettraient de vous faire des idées, et de vite le régler, mon compte, ne serait ce qu’en pensées. Je préfère éviter.

Car en effet, ce portrait que vous supposeriez , fut-ce malgré vous, aurait beau n’être qu’hypothèses, idées reçues, clichés, il me faudrait le combattre pour dire ma vérité. Et je ne le pourrais pas. J’ai tellement l’habitude que tout ce que je dis serve de matériaux à mille entreprises contre ce que je suis, ce que j’ai été, ce que je ne dois plus être, que partir à l’assaut de ce que vous croyez est au dessus de mes forces. Alors je ne dirais rien.

Déjà qu’ici on ne pense qu’à me transformer, qu’on s’amuse parfois de mon air hébété, et que tous ils inventent d’un coeur léger des moyens de modifier, fléchir et contourner chaque jour d’avantage la charpente de ma personnalité pour “m’apprendre la vie”. Autant me dispenser de vôtre antipathie, fut-elle bâtie sur des a priori.

24

Pourtant, j’ai longtemps cru que les a priori étaient à leur manière les piliers de la terre. Que tel les rosiers de la vie il fallait les tailler et les entretenir, pour qu’en retour leurs fleurs inspirent nos relations et embellissent nos heures.

Merveilleux fruits du sens commun à portée de nos mains, les a priori étaient pour moi l’adn du lien. Présents à nôtre insu en tous autant que nous sommes, ils sont seuls capables de nous faire tous égaux. Car des a priori tout le monde en a, et même si l’on peut dire que chacun a les siens, on peut également dire que chacun a en cela le même capital. Chacun bénéficie d’une part équitable de ce trésor d’intelligence collective, et c’est très bien comme ça.

Où irions nous sinon chercher le mortier pour cimenter nos liens ? Dans les milles nuances de nos vies si distinctes ? Ce serait comme débattre dans des langues brumeuses, chacune dotée d’un alphabet sans fin où l’on tenterait en vain de voir des ressemblances. Sans aucun préalable qui ne soit réciproque, comment donc réunir nos visions pour faire société ? Je me le demande encore car ici on s’en fiche, et même si ils ignorent sur quel sol ériger leur cité de demain les aidant.e.s ont foi dans la disponibilité intellectuelle de tous et toutes pour en inventer un. Pourquoi donc chercher à inventer des moyens quand on en a déjà ? Je ne comprends pas.

Les a priori ne sont ils pas le propre de l’homme ? Devant l'inconnu ne faisons nous pas tous des généralités avec ce que nous avons sous la main ? C’est naturel, et c’est humain. C’est même l’humanité en un sens, du moins c’est ce que je croyais le plus sincèrement du monde. Ranger les gens et les choses dans des cases sans me poser de questions je l’ai fait toute ma vie, avant, et très volontairement, comme tout le monde finalement, mais d’avantage.

C’était mon destin, car j’étais en effet des plus doué pour cela. Dans mon quartier tout le monde l’était supérieurement, peut-être même mon chien. Avoir une opinion sur tout et tout le monde sans réfléchir à rien, rien d’autre que l’intérêt de nôtre communauté c’était là bas une propriété génétique de nôtre environnement, un talent collectif hautement développé. Comme vous j’imagine, nous ne posions pas de questions sur les raisons ou horizons de cet état de fait. Au nom de quoi ? Et pourquoi ? Vous avez déjà vu des gens heureux s’interroger sur le sens de leur vie ?

Plus tard j’ai développé ce don. Mu par l’air si fécond qu’à pleins poumons je respirais dans mon milieu merveilleusement doté par dame nature humaine, si plein des certitudes forgées par des générations de solidarité communautaire, je suis entré à l’École Nationale d’Administration. Ce sanctuaire intellectuel où l’on apprend comment déjouer, contourner, vaincre toutes les résistances partisanes pour mieux servir le bien commun.

On m’initia à cette magie, aux sortilèges par lesquels faire triompher le vrai, le juste, le sensé à partir de données qui, si disparates et hétérogènes soient elles, établissent toujours l’essence d’un problème. Car c’est là ce qui compte dans l’administration : le sens, la cohérence, l’intelligence en faits, en gestes et en actions. On me changea en alchimiste, capable de changer le réel en chiffres et en lettres déconnectés de toutes réalités, pour mieux les manoeuvrer, les fléchir en une géométrie à même d’unifier toutes ses arborescences en un même projet. On m’appris à déconstruire la chèvre pour déployer le choux, à arrimer les lièvres à mille et une tortue pour que cigales comme fourmis à la fin ne fassent qu’une équation parfaite, et que celle-ci tournant toujours plus vite distille par force centrifuge l’élixir du progrès et qu’il ruisselle sans fin sur les gens du commun.

Une fois diplômé (avec félicitations du jury), c’est devenu mon métier. Et je l’aimais, je l’adorais tant je pensais servir la cause d’un monde meilleur. C’est ce qu’on m’avait dit: de monde plus cohérent que celui auquel nous oeuvrions, il ne pouvait en exister. Croire le contraire, ne fut-ce qu’un instant, pour griser son éthique de moine bénédictin en jouant au sauvageon était une hérésie. Le dire s’avilir, alors “à quoi bon tout cela ?” me demandais-je parfois en regardant de loin les manifestations depuis les hautes tours où j’agissais en humble défenseur de ce qui est droit et sain.

C’est pour cela que la règle n°3 est si difficile pour moi. “Il est permis d’espérer sans fin”. Mais dans ce monde confus que bâtissent les aidant.e.s, qui refuse le juste, l’établi, l’avéré, que peut-on espérer ? Je ne vois pas, du tout, mais j’essaye. On ne me laisse pas le choix.

Un jour, de cette vie désormais révolue je suis devenu le mot “fin”. Depuis, chaque jours est une gueule de bois qui n’est ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, qui ne m’aime pas souvent, et que je ne comprend pas.

Je cherche le temps disparu, évanoui, disloqué depuis mon arrivée. Mon temps, celui de mes années de haut fonctionnaire débutant, tellement volontaire, et qui voulait bien faire, est ici un passé criminel et sordide. Alors je creuse en moi pour en trouver la cendre et peut-être comprendre.

J’ai des choses à accomplir pour racheter mon existence et en combler les vides. On me le dit tous les jours entre deux séances d’aide au renouveau. Tant de “pourquoi ?” me manquent. Ma vie toute entière était jusqu’ici tissée de “parce que” magiques, établies non à force de questions ineptes, de bavardages ou de brouillonnes réflexions, mais de pensées construites par des siècles d’usage, d’habitudes, de conscience fortifié et lucide. Et belle. Heureuse. Infinie.

Quand on est né dans un monde sensé, comment peut on imaginer que ce soit un problème pour d’autres ? Et pourquoi on le ferait ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi, depuis presque une année toute ma vie est là.

25

Au début, devant l’usine en flammes, ils parlaient de l’eau qu’il fallait employer pour l’éteindre. Celle des flaques d’eau ou du fleuve disaient certains, celle des toilettes disaient d’autres en riant, et d’autres encore arguaient que non, que ce serait du gâchis. La seule manière sensée d’éteindre le brasier était de le noyer à la sueur du front des patrons. Ça prendrait très longtemps objectaient certains, ces gens là n’ont guère l’habitude de transpirer faisaient-ils remarquer, mais on leur répondait : “qu’importe”.

La plupart n’avaient voulut que brûler le bureau du directeur, pour l’exemple. Mais la moquette s’étant embrasée elle aussi, le feu avait gagné le couloir, puis celui d’à coté et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un nuage brulant envahisse tout le site. Alors tout le monde s’est dit “au moins comme ça c’est clair”. Quelque part moi aussi.

On nous a si longtemps maintenu dans le flou en ce lieu, que l’on en venait même à douter d’y exister réellement, tellement on doutait de tout. Nos horaires, nos salaires, nos contrats, notre avenir, tout y était dilué, minoré, ignoré. “On verra” nous disait-on sans cesse, et on ne voyait jamais.

Certains jours on venaient travailler en se demandant si l’air serait encore là, ou si sommé comme nous tous de s’adapter à l’évolution du marché il serait parti en formation ou en mobilité. Un jour ou l’autre il nous faudrait apprendre à vivre sans respirer de toutes façons, nous le savions, car comme disaient les managers le monde changeant tout le temps, le travail comme la vie devaient être repensés indéfiniment, et nous aussi. Parce que c’est comme ça, malheureusement, c’était toujours comme ça, l’incertitude sans fin.

Au moins maintenant c’est clair, au diable ces choses là me dis-je comme les autres. Mais n’empêche, la clarté ça pique les yeux parfois.

Plus tard dans la nuit, quand les camions aussi sont partis en fumées, mes collègues débattaient du sort du directeur. Ils l’auraient bien brûlé lui aussi mais il était parti, je sais pas trop comment. Sans doute qu’il a vu grâce aux caméras de surveillance le début de l’émeute sur le parking, les images des voitures de police déchirées à la hache, des flics menottés au grillage que les femmes en colère giflaient à tour de bras. Certains pleuraient ; il y en à même qui demandaient pardon. Il a du voir tout ça et s’enfuir par un passage secret, je sais pas. En tout cas on l’a pas retrouvé.

Tant mieux, j’étais pas pour le bûcher, ça fait inquisition, et le changer en martyr n’aurait rien arrangé. Ça n’est pas lui le problème de toutes façons, c’est l’esprit qui l’emplit, lui et les actionnaires, des hommes comme les autres, mal programmés c’est tout, mais juste des hommes au fond. Faudrait juste les aider à y aller, au fond, pour qu’ils accordent leurs têtes avec la mélodie du bonheur que ruminent nos cœurs. Mais je sais pas comment.

C’est comme l’incendie, j’étais pas vraiment pour au début. C’est vrai que ça fait du bien, et puis c’est sûr que ça empuissante vachement mais c’est super violent quand même, donc pas très inspirant au niveau du plus tard et de l’après.

C’est le problème que j’avais quand tout à commencé pendant le confinement, quand on a commencé à se parler à voix basse dans les fourgons militaires qui nous ramenaient chez nous après nos journées de 10h.

S’empuissanter y avait que ça qui comptait, et même si c’est trop cool, c’est pas une fin en soi, ça n’a rien d’un projet. Je l’ai encore ce problème, je me sens décalé, parce que je trouve que la manière a son importance quand même et que la nôtre pose question. Si on doit vraiment construire un nouveau monde il s’agirait de faire un peu attention à la forme des évènements avec lesquels on entend revitaliser nos imaginaires. Parce que bon, c’est très bien de montrer qu’on est en colère, qu’on entend “libérer le vivant”, et ne plus nous soumettre aux forces qui tiennent prisonnières nos vies et nos désirs. D’accord. Mais les réduire en cendres ça m’inspire la même peur que les armes nucléaires. Celles que les pdg nationaux s’agitent sous le nez en jouant à “je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier qui ne paye pas aura une bombe A”.

Par exemple pour le bureau, on aurait du faire un golden molotov, comme les collègues de l’est. Trois ou quatre bidons d’huile de 20 l liés avec des élastiques, une dizaine de gros pétards mammouth au milieu et boum. On aurait transformé la pièce en un pur volume de gras et de lumière dorée, la vie quoi. Quand j’en parle aujourd’hui on me dit “fallait le dire quand on a défoncé les grilles”. Je l’ai dit mais on ne m’écoutait pas. Je ne criais pas assez fort, je n’étais pas aussi empuissanté par tout ça que Ghislain ou Huberte, les leaders de ce bordel.

Alors maintenant, je suis content comme eux mais moins. Moins que Ghislain surtout, lui qui a tellement répété qu’il fallait du changement, qu’il se sent plus pisser tellement tout a changé . Et en même temps il a l’air presque inquiet. Forcément, sans les murs et les portes qu’il a tant détesté, sans l’usine, les horaires, la sale gueule du DRH, les voitures des cadres, toutes ces choses à maudire, on dirait le petit poucet sans petits cailloux au fond de la forêt qui ne sait plus où aller.

Alors il crie, il chante, danse devant la vague de fumée et de cendres qui n’en finit plus de s’élever devant nous, et il débat aussi. Oui il faudrait l’éteindre dit-il, mais rien ne presse. Et puis c’est pas ce qui compte, l’important c’est de penser ensemble, qu’on débatte, qu’on échange, qu’on y croit, même s’il sait pas à quoi, pas exactement en tout cas. C’est ce que les gens aiment chez lui je crois, et moi aussi sans doute, cette foi dans le rien qu’est pour nous le monde “sans”. Sans tous les ennuis qui emplissaient nos vies, mais n’en faisait pas une, de vie. Sans calendrier ni fin de mois ni pointeuses. On mange quoi, on fait quoi ? Lui il a l’air affranchi de ces choses terre à terre.

C’est pourtant pas un shaman ou un pasteur Ghislain, du genre qui plante des épingles dans une voiture miniature ressemblant vaguement celle du directeur comme on plante des aiguilles dans une poupée vaudou. Pas le gars qui va immoler des cravates sur un bucher d’allumettes en agitant des bâtons d’encens un soir de lune noire. Il y en avait des comme ça dans le vestiaire, et il les laissait faire, tant que ça rassemblait les collègues et qu’après on discutait de quoi faire, de pourquoi, d’actions, et d’après.

Et pourtant il m’a toujours soulé avec ses grands airs d’alcoolique repenti, qui s’enivre de collectif, de commun, de “ensemble !” pour gonfler sa personne d’autre chose que de vin. Il m’a littéralement épuisé visuellement avec ce qu’il appelle ses “contrevents électroniques”, ses posts sur la page Facebook du syndicat critiquant le traitement médiatique du confinement. Oui, énumérer chaque jour le nombre de morts en première page n’encourage que la peur. Oui titrer 40 000 le lundi, 41 000 le mardi comme l’ont fait tous les “grands” journaux donne l’impression de tapis de bombes qui rasent des villes entières en une nuit, de hordes à nos portes assoiffées de nos vies, d’accord. Mais nos vies qu’est ce qu’elles sont finalement à part des machines à dire non à tout ça ?

Je ne sais pas, lui non plus, et même si ça fait du bien de bruler notre usine, je ne sais pas où on va.

26

Je suis un homme qui a servi l’état, ancien haut fonctionnaire, diplômé de l’ENA, et je suis un problème, pour les autres et pour moi. Je traine mon histoire tel un boulet dont l’invisible chaine s’enroule sur ma gorge comme le nœud d’un gibet, mais ne me tue jamais. Au contraire elle me rappelle sans cesse combien, prisonnier du présent que j’aimerais ignorer, j’erre obligé de vivre comme dans une insomnie quand je voudrais dormir, ne rien voir, rien savoir du monde des aidant.e.s et de leurs quolibets. Le mot est un peu fort mais je perçois ainsi les mille sobriquets dont je suis affublé, qui forment les maillons de cette chaine me reliant à ce fichu passé, et dont l’évolution marque le temps qui passe.

“Perdu de la life”, “pauvre ami” ou “fils de la mytholepsie” sont fréquents aujourd’hui, et ce dernier terme témoigne de la considération nouvelle dont je bénéficie. Plus clinique, moins goguenarde, peu aimable certes, mais enfin pragmatique là où jadis elle n’était que moqueuse. Est mytholepse en effet le malade de la représentation de soi, celui qui dans la vie fuit toute identité pour constament prétendre au bénéfice du doute.

Tel un acteur dans une pièce de théâtre qui jouerait tous les rôles à la fois, il travestit sans fin son costume et son texte, de sorte qu’il devient impossible de distinguer en lui le vrai du faux, l’homme du comédien. Le pouvoir en est un, de théâtre, j’en ai foulé les planches donc je suis un menteur, mythomane volontaire, sociopathe à mes heures, car sous les projecteurs on devient forcément cette sorte d’horreur. C’est une maladie et j’en suis le produit, d’où le “fils“ me désignant coupable en tant que citoyen mais également victime du milieu pathogène dans lequel j’ai grandi en tant qu’être inhumain. Je ne sais pas si je dois trouver ça gentil, mais au moins on m’accorde quelque indulgence à présent.

C’est mieux qu’au tout début quand on me répétait tous les jours à quel point j’étais “con”, et même “complètement con”. Pas “naïf”, pas “stupide”, “prétentieux” ou “ imbu”, non, “con” c’est le mot qu’il me fallait employer pour me nommer moi même.

“Demeuré volontaire” ou “égaré du cœur” aurait pu également convenir mais on nous répétait alors sur tous les tons que le premier pas vers la renaissance est la lucidité, et qu’elle est sans pitié. Nous, moi et les gens comme moi avec qui j’étais au début, je veux dire. Avant qu’on nous sépare pour que, ne pouvant nous renvoyer entre nous l’image complaisante dont nous sommes soit disant des drogués, nous soyons obligés de nous voir comme les autres nous voient, c’est à dire comme des “cons”.
C’est bien ce que nous étions alors dans les yeux des aidant.e.s, de “pauvres cons” et rien d’autre. Qu’on nous le dise avec lassitude, mépris ou compassion ne changeait rien à l’affaire, ici on ne nous estimait guère et même si les termes ont changé depuis, on nous tient toujours pour des sortes de déchets.

On ne nous aime pas, on ne nous hait pas non plus, pas vraiment, en tout cas pas depuis la fin de l’été dernier. On nous aide, parce qu’on pense que nous avons des problèmes, que nous ne sommes pas équipés, pas prêts, pas inspirés, pour contribuer au nouveau monde moderne. Celui qui s’invente partout ailleurs au fil des saisons et auquel, que nous le voulions ou non, nous appartenons. Alors on me le répète encore parfois, à moi comme aux autres j’imagine: nous sommes tous issus de la même “bande de cons”, notre évolution est une question d’intérêt général, et elle commence par le renouvellement de nôtre perception.

C’est l’un des enjeux du programme, peut-être même le plus grand d’entre tous, transformer notre regard pour grandir, ne serait-ce qu’un peu ; cesser d’être des gamins immatures, ivres de toute puissance, narcissiques et puérils, pour devenir adultes, ou quelque chose de proche. Mon dieu que c’est difficile, vertigineux, violent, nous étions des sculpteurs, dansions avec le marbre sur les cimes de l’Olympe et nous voila maçons, à écorcher nos mains sur des murs en parpaings. Je sais que vous ne pleurerez point, mais se plaindre, comme vous dites, cela “ne mange pas de pain”, non ?

27

Mourir à même pas vingt-cinq ans dans l’hôpital où on travaille pour 1,08 euros de l’heure c’est pas humain, mais pour nos dirigeants l’humain ça sert à rien.

Pour nous un peu quand même mais comme ils le disent très justement on n’est pas là pour faire de la philo.
L’humain c’est un truc dépassé à leurs yeux, et mes camarades contaminés et morts en remplaçant des infirmiers chevronnés alors qu’ils étaient même pas diplômés, étaient sans doute complètement à côté de la plaque question modernité. Pas adaptés, immatures quoi, ce qui n’est pas étonnant à mon avis, vu nos âges, mais mon opinion est d’une bêtise indécente elle aussi parce que de même que le travail n’a rien a voir avec l’humanité, la maturité n’a rien à voir avec l’âge. C’est juste une question de position dans le bâtiment, et tous les personnels soignants sont dans l’aile des imbéciles qui se plaignent tout le temps.

Ceux dans l’aile administrative sont adultes, eux, bien plus intelligents, tellement plus courageux, la preuve ils ont le sens du sacrifice, même si c’est celui des autres. En guerre, il faut préserver les stratèges et ils savent très bien le faire, comme quand ils nous expliquent que c’est normal qu’on meure au nom de ce qu’ils appellent “l’intérêt général”, et qu’on peut pas comprendre parce que encore une fois on n’est pas là pour ça.

Jeremy, lui, il s’est suicidé mais c’est une anecdote. Une toute petite partie d’un immense accident industriel qu’on va appeler la politique de santé, qui a causé 100 000 morts en cinq mois et qui en causera d’autres.

C’est comme un meurtre avec des centaines de sous traitants, tous cadres, dirigeants, administrateurs, tous ceux qui savent assurer la continuité économique du service sanitaire et des grands projets pour l’hôpital dont on ne fait pas partie parce qu’on est des petites mains, qu’on n’est préoccupés que de nos petites vies et qu’on ne sait pas compter.

La preuve : on n’est même pas capable de compter les morts tellement il y en a plein les couloirs, mais c’est pas étonnant, on ne sait même pas lire.

Les mails culpabilisants qu’on reçoit tous les jours par exemple, ceux qui nous rendent responsables d’à peu près tout, pour nous c’est du chinois. On n’y arrive pas. Alors on nous répète leurs contenus, au téléphone, en réunion, jusqu’à ce qu’on pleure ou qu’on crie. Parce qu’en plus on est lâches, on cherche de fausses excuses comme le manque de moyens, l’impossibilité de faire autre chose que de laisser les gens s’étouffer dans leur bave, se noyer dans leurs glaires, pourrir dans leurs excréments, tellement on est démunis, tellement on manque de tout ici. Et depuis hier, on manque aussi de Jeremy.

Quand je l’ai retrouvé, couché sur le lino dans la salle de repos j’ai cru qu’il dormait, mais les boites de propofol vide autour de lui ne m’ont pas laissé me raconter d’histoires bien longtemps. Pourtant je m’en raconte beaucoup des histoires, enfin non, une seule mais tout le temps. Je me dis qu’on va y arriver, qu’un jour ça ira mieux, même si je n’y crois pas, ça m’aide à … je sais … être là.

L’histoire de Jeremy c’est qu’il s’est noyé dans les torrents de salive que le virus faisait bouillonner dans sa gorge tandis qu’il sombrait dans la brume des sédatifs. Cette histoire la, je pourrais jamais la dire.

Si je la tweetai tout de suite, je me ferais arrêter dans une heure, et on m’enverrait creuser des fosses communes dans le sud. Alors je l’écris ici pour qu’il reste quelque chose de lui sur terre, comme font les gens dans les Ehpad.

J’imagine que personne ne le sait, mais les soignants là-bas, gravent les noms des morts dans les montants en fer blanc des lits, tous ces vieux qu’on enterre par wagons et dont la direction veut effacer la trace. Certains lits sont couverts de ces lettres griffées, comme des hiéroglyphes scarifiés sur des épées.

C’est tout ce qu’ils peuvent faire, les aide-soignants, et puis ça leur sert de couverture, ils disent que c’est pas eux, que ce sont les vieux qui gravent ces lettres avec un couteau, une paire de ciseaux, ou simplement leurs ongles.

Jeremy, lui, n’était pas vieux, il était comme nous tous, étudiant.e.s réquisitionné.e.s comme chair à canon sanitaire pour aller se faire contaminer en première ligne, mais à la fin ça ne fait pas de différence. On n’était rien hier, on n’est rien aujourd’hui, et on ne sera rien demain. Et quand on crèvera on sera encore moins.

28

Au marché coopératif de la baie des soupirs tout va à peu près bien. Si beaucoup de débats ont animé sa création, et bien que les discussions soient encore souvent vives, l’aire d’échange fonctionne.

Tout le monde bien sûr n’est pas d’accord avec les modalités décidées, notamment celle de l’absence de monnaie, mais chacun fait avec et un consensus à finalement pu être trouvé sur la notion commune d’écho-nominique sociale et concernée, même s’il a fallut batailler fort longtemps pour que ce dernier terme remplace celui de “solidarité”.

Selon nous, fondateurs et animateurs du groupe Anarchimiste de l’ouest, le mot est mort depuis longtemps déjà, épuisé par deux décennies d’esclavage au service de l’arc en ciel du capitalisme caméléon, dont l’ultime version “verte” n’était qu’un avatar de plus, si morbide fut-il.

Quelque soit le produit vendu, la notion de solidarité nimbe en effet d’une brume positiviste de roman à l’eau de rose sociale, ce qui demeure un échange mercantile. Sans être malhonnête, ce n’est pas équitable car envelopper sciemment d’une quelconque vertu la nature d’un échange par essence mu par l’intérêt bien plus que la bonté, ne peut être innocent.

On n’achète, on ne vend, ou on n’échange en effet jamais pour d’autres raisons que le profit, car il s’agit toujours de profiter de la chose obtenue, que celle-ci ait été désirée par plaisir ou par nécessitée.

Que ce profit soit matériel ou non ne change rien à l’équation, car toujours il existe. Même le plaisir de la beauté du geste en est un, comme la valorisation sociale que peut apporter l’acte dit de “solidarité”. Prétendre que cela n’existe pas est un leurre dont l’ancien monde à longtemps fait son beurre.

En nos sociétés passées ces choses invisibles sont devenues monnaies, drogues des consciences coupables et placebos des gènes que causait l’inhumanité chronique de l’empire capitaliste. L’apparence de la bonté, la grandeur des bons sentiments associés au “solidaire”, comme à l’éthique ou au “responsable”, ont été si longtemps et si avidement mises en scènes et marchandisées qu’il est illusoire de croire à quelque neutralité que ce soit quand à la perception de leur étendard officiel, ce pauvre mot de “solidarité” qui encore aujourd’hui déchaine les passions.

Être solidaire ou ne pas être n’est pas la question, car s’il-y-a bien quelque chose de pourri au royaume de l’argent c’est avant tout dans son cannibalisme des sentiments, et nous ne pouvons prétendre faire société au présent avec un mot qui fut l’un des cheval de Troie de l’ancien temps.

Nous préférons donc que le terme soit banni pour un temps de la langue des échanges et remplaçé par le mot “concerné” car c’est bien là le sujet : être concerné par la communauté, la co-construction, le commun, le co-vivre bref ce qui nous relit. Être concerné dans les faits, pratiquement, physiquement.

Le nom même de notre groupe est emprunt de cette philosophie, car le social est pour nous affaire d’alchimie, de transcendance du matériel par le rapport à l’être, à l’autre, au spirituel de l’espace entre nous.

C’est pour lui signifier cette portée anthropologique que nous avons mêlé au mot “alchimie” celui d’“anarchie”, tout autant que pour renouveler l’horizon de ce dernier. Le terme à en effet si longtemps été considéré comme un contre univers du mot “démocratie” qu’il ne peut être perçu autrement aujourd’hui. Les airs interloqués de beaucoup d’arrivant.e.s, volontaires ou égaré.e.s à qui nous nous présentons témoignent de cet état de fait.

“Anarchie” évoque dans leurs esprits le chaos, la violence, les chiens, la bière, le feu et les étendards noirs barrés d’un sigle mal peint à la bombe blanche. Idées reçues et clichés sont parfois aussi dures à desceller que l’ont été les statues des rois du passé, il est vrai. Et plus encore quand il en va du politique, tant des siècles de colonisation mentale ont changé les imaginaires en autoroutes simplistes reléguant au rang de chemins boueux et jungles sauvages toutes autres voies que la démocratie féodale des sociétés occidentales.

Anarchisme, communisme, sociocratisme, ochlocratisme ou autres ne peuvent prétendre à ce jour qu’au même type de malentendu que celui entourant la piraterie. Un système historiquement vu comme asocial, chaotique, encourageant le vice, la violence, l’égoïsme. Un paradis barbare porté par des hordes de soulards à jambes de bois, sillonnant les mers un perroquet sur l’épaule, sabre au clair à la moindre voile à l’horizon, et dont le cœur ne battait que pour l’or, le rhum et les putes.

Que la piraterie ait pu être par endroits tout à fait autre chose, qu’elle ait donné lieu à des formes de gouvernance commune fondés sur le partage des décisions, des bénéfices comme des pertes, la mutualisation des initiatives, voire des utopies de républiques idéales mêlant foi messianique, éducation populaire et collectivisme libertaire est un détail dont l’histoire n’a pas fait grand cas.

Le célèbre pirate James Flint le disait en son temps du pouvoir monarchique anglais :

“Ils ont peint le monde avec des ombres,
et dit à leurs enfants de rester près de la lumière,
car dans le noir vivent des dragons.
Mais ceci n’est pas vrai.
Dans le noir se trouve la découverte,
dans le noir existe le possible,
dans le noir attend impatiemment : la liberté”.

Tous à présent nous voici dans le noir ou le flou, un peu des deux surement, mais en notre marché de la baie des soupirs comme ailleurs, la page n’est pas blanche et nous le savons tous. Elle est grise de toutes les traces et les vestiges des siècles d’asservissement de tout à la religion du profit. Puisse la lumière de UiEl nous guider désormais, comme elle nous à aider à forger les termes d’écho-nominisme et de prix conscientit.

Le premier associe l’acte de produire soi même (l’écho), l’action de donner une valeur à la chose proposée à l’achat ou au troc (bien, service ou connaissance), au geste de nommer (d’où le “nominisme”, abréviation de nominalisme), la place de ladite chose dans son échelle de valeur au regard de celle du proposeur. Celles-ci doivent être exprimées par les deux parties afin d’ensemble établir le juste prix.

C’est un acte dynamique, le sens et la valeur étant affaire d’investissement personnel, de conscience du monde et de soi, d’où le second terme fusionnant “conscience” et “consentement” en un mot actant l’existence d’une action : Conscientit. Voilà.

Toutes les échelles de valeurs ont cours tant qu’elles sont assumées et argumentées et que n’y entre nulle considération de race, religion, classe sociale ou orientation sexuelle.

De quelques façons qu’on le prenne le commerce alternatif est tout de même un commerce, et tout individu pour manger et pour boire à besoin de faire partie d’un système. Le nôtre fonctionne, même si nous tâtonnons encore quand aux formes de son encadrement, car de quelques façons qu’on les prenne les consciences humain.e.s sont comme des océans, pleines de bruit, de fureur, et fort différentes quand à leurs profondeurs.

Nous avons essayé différentes choses pour garantir quelque stabilité au déroulement des échanges, éviter les troubles, les disputes et les inégalités qu’occasionnent bien sur les différences de verve et de talent oratoire quand il s’agit de négocier.

Objecteur de conscience, arbitres des élégances, juge du panache ou de la félonie etc… rien n’est encore très sur car ces sortes d’avoués de la nouvelle république ont été courtisé.e.s par les uns, séduit.e.s par d’autres, et s’ils ou elles ne le sont pas ils n’en demeurent pas moins des hommes et des femmes, des êtres par nature subjectifs.

Quelqu’un à bien proposé que nous recourions à des moineaux, des chiens, des chats ou des coccinelles, toutes formes de vie sanctifiées par UiEl mais le débat demeure entier.

Dans l’attente et l’espoir d’une solution probante, les échanges se déroulent somme toute cordialement et il se troque ou se vend ici quantité de choses d’antan et d’aujourd’hui. Cuirasses de policiers anti-émeutes dont on peut faire des huches à pain, boucliers militaires translucides souvent employées en fenêtres dans les yourtes, fusil LBD ainsi que le mode d’emploi permettant de les convertir en brasseur à percussion pour les micro brasseries… et puis il y a les fruits, les huiles essentielles, la vannerie de cravates amidonnées, les uniformes teints au jus de baies sauvages, les meubles en bois de palettes, les faux nez, perruques, mâchoires factices et autres postiches que l’on portait jadis pour échapper aux drones de reconnaissance faciale etc…

En somme nous vendons des vestiges, des récoltes et du glané dans les champs, les forêts et les rues. Chacun à peu à peu trouvé sa spécialité et les choses sont somme toute cohérentes avec nos idées.

Il est permis d’espérer et, dans la joie, ensemble nous œuvrons.

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La nuit tous les chats sont gris, paraît-il, et au crépuscule les gens se ressemblent tous, je trouve. L’aidant.e est un loup pour l’homme le jour, mais quand arrive le soir nous sommes tous égaux, ne serait-ce qu’un temps, face au monde qui s’efface. Et j’aime cette sensation, surtout le samedi, parenthèse orpheline entre ma journée de tâches ménagères ponctuant ma semaine de labeur et mon dimanche de marche et d’oubli.

Depuis ma fenêtre faisant face aux baies vitrées du Terminal, je regarde les ombres de la forêt lentement se mêler à la nuit sur les pistes que les aidant.e.s traversent pour s’en aller.

Ils seront restés neuf jours, plus que les précédents (sept) mais moins que ceux d’avant (vingt et un). Je n’ai jamais compris ni le pourquoi ni le comment du renouvellement permanent, je sais simplement que, ouf, ces aidants.e.s là s’en vont je ne sais où. Sans doute vers d’autres endroits comme celui-ci dans les montagnes ou les villes à demi désertes. Un de ces ailleurs où l’on invente paraît-il par mille voies, d’autre vies que l’ancienne.

Je sais peu de choses de ces territoires, à part ce qu’en racontent les récits, et le peu qu’on m’en dit. Il y a des fermes verticales (des immeubles de permaculture), des open-sourcerie (des endroits où l’on répertorie savoirs-faire et savoirs-être qui tous ont le même prix), des troquasins (magasins de troc), des marchés à prix libre et conscientit ou pas, et des chamaneries, sorte de cliniques où l’on soigne l’âme et le corps avec des transes, des tisanes, des prières à UiEl et des huiles essentielles.

Avant le confinement fleurissaient déjà ces havres de charlatans, officines gauchisantes et séditieuses à souhait où l’on prétendait, au nom d’une sorte de méta-bon sens mêlant recettes de grand-mère et délire new-age, détenir un pouvoir guérisseur à même de soigner toutes les plaies, à commencer par celles causées par les forces de l’ordre.

Des flyers promettaient en effet aux éborgnés par les tirs de LBD de faire renaître leurs yeux, aux mutilés de faire repousser leurs mains arrachées par le souffle de grenades de désencerclement, etc. Comble de l’indécence, ces mêmes gens éditaient divers manuels de désobéissance civile du genre “comment manifester sans se faire estropier par la police fasciste” ou “Le guide spirituel du militantisme immortel : survivre à la boucherie par la médecine naturelle”. Des inepties.

Si les forces de l’ordre faisaient usage de la force c’était pour faire mal, et en professionnels qu’ils étaient, ils y arrivaient très bien. Parce que justement ils étaient du coté du bien. Eh oui, il ne faut pas être très futé-malin pour voir là une forme de justice poétique ou divine je ne sais pas, mais en tout cas logique : les policiers avaient bien raison, et la raison les rendaient plus forts, comme elle rendait jadis les démocraties grecques plus fortes que les civilisations barbares qu’elles surpassaient en tout. Donc oui c’était bien “la loi du plus fort” mais du plus fort, virgule, parce que plus raisonnable. CQFD.

Si donc les gens étaient blessés, c’est qu’ils l’avaient bien mérité et qu’ils n'avaient pas assez bien raisonné, et donc qu'ils avaient tort, la preuve ils avaient mal. Les huiles essentielles de sésame ou de ciboulette n’y pouvaient ni n’y pourraient jamais rien, et sans doute cela explique-t-il pourquoi après le confinement les gens se sont soulevés.

Avant la pandémie, le corps était une frontière, le capital que les gens désiraient préserver et qui donc en retenait beaucoup d’aller manifester, par peur de le voir démoli. C’est en les menaçant physiquement (et légitimement) que l’état arrivait encore à raisonner les citoyens les plus chamailleurs. Mais, voyant autour d’eux les malades et les morts s’accumuler, les agitateurs et les autres ont perdu tout sens de ces valeurs. Et la peur, qui jusque là était comme le nord orientant infailliblement l’aiguille de leur boussole émotionnelle dans la bonne direction, est devenue raison de destruction. Car elle s’était changée en la peur de mourir de toute façon, que ce soit le crâne fendu par une matraque (assénée de plein droit sur l'occiput) ou les poumons dévorés par un microbe, quelle importance désormais, autant se battre ont-ils songé.

Beaucoup m’ont dit qu’ainsi va la vie, qu’il n’y a que ça que comprennent les dominants, la langue des gens qui n’ont plus rien à perdre. Bien sûr je ne suis pas d’accord, et ces mots là sont pour moi inacceptables dans un état de droit, mais cet état est mort et je me garde bien de qualifier celui dans lequel nous vivons désormais, hormis peut-être les jours de canicule, car y penser me fait froid dans le dos.

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Autant en profiter pour révéler aussi que j’ai longtemps mené une double vie, même si c’est sans rapport avec ma situation, du moins c’est ce que j’aime croire. Et puis il fait tout noir et en ce samedi soir je n’ai rien d’autre à faire, à part contempler mes quatre murs, les flocons de neige plats, et la nuit sur les pistes où courent quelques autruches.
Elles vivent un peu plus loin, dans un champ en friche où poussent des herbes folles. Il y à un yak parfois qui vient brouter les au bord de la forêt, quelques lamas aussi et d’autres animaux certainement échappés du zoo ou d’un cirque. Il-y-avait une girafe à un moment donné mais je ne l’ai pas vu depuis un certain temps. Elle me rappelait l’amour de ma vie secrète, avec son long cou et ses petites oreilles que j’aimais tant couvrir de baiser les nuits où j’oubliais le monde entier.

Officiellement j’étais célibataire dans le monde extérieur, et cependant secrètement en couple, par moments, avec une jeune femme étrangère dont personne n’a jamais su qu’elle était tout pour moi.
D’ailleurs, d’une certaine façon il n’y avait rien à savoir puisque nous n’étions pas un couple au sens propre du terme, pas comme on l’imagine quand on dit de deux personnes qu’elles sont "ensembles ». Quelque part nous l’étions, mais à nôtre façon, elle en smoking, et moi grimé en homme des bois.

Quand nous nous nous donnions rendez vous à l’hôtel dans les zones périphériques de petites villes de province, je prenais ma clef à la réception habillé en civil sous une perruque et un faux nez. Puis j’enlevais le faux nez dans la chambre, mais gardais la perruque dont je dénouais la queue de cheval avant de l'ébouriffer pour changer ma coiffure en une toison hirsute. Je revêtais alors ma tunique en plume de corbeaux serrée à la taille par une ceinture en cuir d’élan, des bottes en peau de castor et un bonnet en fourrure d’ours auquel était attachée une queue de renard. J’avais aussi des flèches dans un carquois d’écorce, un arc taillé dans une branche de frêne, et une fausse barbe broussailleuse à la Rakam le rouge qui me mangeait les yeux et me donnait l’air d’un sauvageon pour qui la vie en société n’a rien d’une évidence.

J’attendais ensuite le coeur battant et tous sens en éveil comme on guette une proie tapis dans les fourrés, qu’elle arrive dans son smoking dissimulé sous un grand manteau noir. Alors nous nous aimions. Sans préambule ni paroles ou flamboyantes déclarations, abruptement, comme des bêtes dans un film muet, si bien que pendant longtemps j’avais même oublié son prénom. Le vrai je veux dire, pas celui qu’elle s’était donné pour nos rendez vous secret, John Johnson Johnny. Un nom de rocker des années 50, qui sonnait bien selon elle quand je le prononçais avec mon accent français, essoufflé, bredouillant et si délicieusement saccagé par les milles et unes tempêtes de nos amours sauvages.
Elle était hollandaise, je ne sais pas de quelle ville, on ne parlait pas beaucoup je vous l’ai dit, et puis l’essentiel était ailleurs. Dans les étreintes et les caresses que nous échangions bien sur, mais plus encore dans la le mystère de nôtre attraction mutuelle qui n’était pas ce que vous croyez.

Je ne rêvais pas de coucher avec un rocker endimanché amateur de clochard de la toundra si c’est ce que vous pensez. Et pas non plus de mimer une espèce d’aberration érotique réunissant une lesbienne déguisée en aristocrate en goguette dans un gala de charité et un hétérosexuel hanté par l’appel de la forêt. Pas du tout. C’était distingué et mystérieux que ça vous plaise ou non, inhabituel et incompréhensible au commun des mortels certes, mais pas plus que les statues de marbre quand elles se déguisent pour le carnaval. Bien sur ça ne leur arrive jamais, c’est pour ça que c’était beau.

Elle me caressait le lobes des oreilles avec la pointe de son fume-cigarette en nacre en fredonnant des comptines en vieil allemand, approchait ses orteils nues de mes lèvres entrouvertes comme pour fouler au pied mon haleine de trappeur, et puis les retiraient juste au moment ou j’essayais d’y déposer un baiser. Ça m’agaçait, et je bondissais brutalement du lit pour empoigner mon arc et tirer à la volée une poignée de flèches dans le matelas, tandis qu’effrayée elle courrait se réfugier dans la salle de bain. Je tirais alors mon couteau d’ivoire et le plongeais dans l’oreiller comme s’il s’agissait d’un lièvre féroce que je mettais a mort en lui perçant le coeur. Ça la choquait, et elle jaillissait alors de la baignoire où elle s’était recroquevillée pour me gifler à toutes volées, ce qui avait le don de me faire sortir de mes gonds. J’empoignais fermement les revers de son smoking, déchirait sa veste avec mes dents, tranchais les bretelles de son soutien gorge d’un habile coup de couteau, lui arrachais son pantalon, lacérais ses dessous de mes faux ongles noirs puis la jetait sur le matelas entre les flèches et me ruais sur son corps pour lui faire l’amour rageusement pendant des heures. Nous nous aimions tel des survivants sur un champ de bataille, affamés de tendresse et de sueur comme si nous avions vu trop de morts, de sang et de barbarie.
Beau tableau n’est ce pas ? Et alors ? Si j’aime ça ? Qu’est ce que ça peut vous faire ? On peut avoir fait des études supérieures, être profondément intègre, corps et âmes légaliste, et préférer errer hors des sentiers battus quand il s’agit d’aimer.
Et puis ça ne regardais que nous d’ailleurs, nos corps, nos âmes et celle que nous inventions ensemble. Ça n’avait rien à voir avec je ne sais quelle lutte contre les carcans imposés aux sentiments par la société, ni avec l’obscur concept de nouvel âge réminiscent du vivre ensemble érotique dont parle certains aidant.e.s. D’ailleurs ils ignorent tout de ce brulant secret, en tout cas je l’espère, je le pense même, avec une certaine confiance, enfin ça dépend des jours. Il-y-en a où certaines choses m’emplissent de doutes, mais ce ne sont que des coïncidences. C’est certain.
Cela ne peut-être qu’un pur hasard si par exemple l’autre jour une jeune femme est venue lancer dans les airs devant moi une tête de cerf empaillée. En retombant les bois ont éclaté et la nuque du trophée s’est brisée. La jeune femme a rit les mains dans les poches de son smoking. Puis elle m’a tourné le dos et s’en est allé en fredonnant la comptine "Abel, Babel, Gänseschnabel". Une simple coïncidence là encore, et certainement pas une de leurs inventions bizarre pour me faire douter de la solidité des murs que j’essaye d’ériger entre eux et le fond de ma personne qu’ils veulent a tout prix mettre sans dessus dessous. Qu’importe pour eux s’ils chiffonnent au passage les vestiges de cet amour précieux qui aujourd’hui me hantent comme un membre amputé. Ces gens là n’ont pas de coeur au sens où Johnny et moi l’entendions en suant l’un contre l’autre.

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Chère Leila Slimani et autres châtelain(e)s des lettres qui nous offrez dans maints journaux de cour les récits enchantés de vos jours confinés, je suis infiniment d’accord avec vous : le confinement - en plus d’être charmant - est une chance pour nos âmes.
C’est en effet une brèche ô combien nécessaire dans le temps ordinaire, la faille inespérée dans nos calendriers où enfin changer les heures en sablier dont chaque grain sera un grand roman. Comme ceux que vous écrivez mais en encore plus mieux car vous, pardon nous en sommes les héros. Nous n’osions pas même en rêver jusqu’ici, pris par le quotidien comme nous l’étions sottement, et pourtant la voici : cette chance de tourner en rond dans la mer du retour à sa petite personne, où toutes les émotions sont rares et magnifiques. N’y allons pas par quatre chemins, tant il est vrai que ces jours-ci nous ne pouvons en arpenter aucun, en vérité je vous le dis : vos chroniques si bien écrites à l’encre des miroirs où vous admirez vos émois délicats face au spectacle lunaire d’un pays à l’arrêt, sont en ces temps troublés bien plus qu’une bouée, une île spirituelle.

C’est en effet par cette voie sublime du je-pense-à-moi-donc-aux-autres dont vous êtes les prophètes, que l’on peut de nouveau et enfin voir en soi, brillante comme un nuage de lait de soja dans un smoothie mangue et petits pois, l’incroyable vérité de la vie qu’elle est vraiment super sympa, au fond.
C’est pour cela qu’il faut lire le quotidien des autres, et plus encore les vôtres, pour atteindre l’au-delà de toutes nos petites misères qui par la grâce des mots deviennent assez superficielles, comme elles le sont toujours, au fond.
Un peu comme le quotidien habituel finalement qui a beau être charmant (comme tout ce qui peut servir de matière à un récit d’ailleurs) est toujours un peu moins bien que quand il est écrit. Un peu chiant hein. Il faut le dire, et vous le dites si bien d’habitude, si souvent, partout, tout le temps, comme maintenant à chaque ligne de vos chroniques.
Et heureusement d’ailleurs, où irions-nous sinon chercher les réponses fascinantes aux questions que nous ne vous posons pas ? Dans notre quotidien ? Où trouverions-nous l’inspiration pour sourire envers et contre tout ?
Nulle part, pourquoi le taire, car seule la littérature et les mots de la famille des best-sellers comme les vôtres savent l’art d’être toujours content de soi et de faire exister ce noble sentiment dans la tête des autres, pour peu qu’ils baissent les yeux vers vos pages et cessent de se murer dans leurs vies à la syntaxe gauche.

Certes les couronnes de lauriers manuscrites tout à la solde de vos joies, vos doutes dont vous nous faites don n’immunisent pas contre le virus qui obsède les gens. Pas plus qu’ils ne protègent du vague à l’âme tant ils semblent issus du commerce pas du tout équitable de l’écrivain(e) avec la glaise qu’est pour vous la terre entière, mais c’est toujours ça de pris. Toujours ça que la mélancolie de si mauvais goût n’aura pas. N’est-ce pas cela la poésie chez les gens bien ? Faire semblant d’esquiver les balles quand elles sifflent au loin, et chanter les louanges de sa propre chandelle, si inconvenante soit-elle quand la flamme de tant d’autres vacillent.
Qu’importe tous les autres pourvu qu’on ait la prose, il va de soi, et plus encore pour votre noble cause : démontrer par l’exemple que c’est en accordant toute son attention à son moi, moi, moi que l’on ravive en soi l’égoïsme magique et le noble sans-gêne à ne pas voir le problème, perdus depuis l’enfance sauvage. Cet âge où les soucis du monde réel n’existaient pas, où seul comptait ce qu’on pouvait se raconter dans sa petite tête entre deux partie de marelle et trois baisers volés ; quand nous étions doués du droit surnaturel de dire ce qui nous chante sans penser à rien d’autre que notre bon plaisir.

Vous lire me rappelle la langue du monde des possibles, celle des libertés que je croyais oubliées à force de les voir toutes suspendues ces jours-ci. Bête comme je suis je pensais en effet qu’en ces temps compliqués il s’agissait avant tout pour ceux à qui l’on donne la parole de faire un pas vers la réalité des autres plutôt que d’étaler complaisamment la leur afin qu’elle semble norme. Je pensais que les récits comme les vôtres n’auraient pas lieu d’être, que leur droit de cité se ferait mince et blême au nom de la décence.
Vous savez cette construction collective invisible et parfois contraignante. Ce bien commun dont chacun est responsable mais jamais propriétaire. Ce truc d’adultes ou en tout cas de personnes concernées par les choses du monde concret, de grincheux quoi, qui ne savent pas voir des dragons dans les nuages, des géants dans les arbres, ou les souvenirs de l’été en voilier dans un verre de Perrier. Le genre de boue dont on tire la mauvaise littérature pour faire court, visqueuse comme ces phrases d’intellectuels qui, trop pleines de choses d’ici-bas, se mêlent à la bave des sciences sociales comme l’encre au papier du journal, et se mettent à ramper avec elles dans le monde réel au lieu de s’élever dans les hautes sphères où tout le monde il est beau. Là où les faits et gestes de vos concitoyens, les vies et les malheurs des autres sont faites pour s’indigner, frémir, vibrer, rire et pleurer confortablement devant un bon roman primé avant même d’être écrit.

Heureusement que vous êtes là pour nous chanter une autre chanson ! Un air farouchement optimiste suggérant que ce qui nous arrive est une légende dont nous sommes les anges, à l’abri dans nos châteaux ou nos masures, tandis que des chevaliers et des magiciens combattent les forces obscures. Et qu’importe la paille ou le marbre des murs n’est-ce pas ? Humbles ou nobliaux ne sommes-nous pas égaux? Les mots étant les mêmes pour tous, ne sont-ils pas d’ailleurs la Versailles du peuple ? Et vous ses ménestrels forgeant ses ritournelles.
A force de romans, de billets et d’essais, les gens autour de moi le comprendront peut-être. Pour l’heure encore bien trop parlent sans trêve de choses trop bassement terrestres. De simulacre de démocratie, d’asphyxie politique, de frigos qui se vident, des fins de mois à venir, et des personnels hospitaliers ordinaires qui font des choses extraordinaires pour que les gens soient sains malgré l’état malsain. Eux aussi n’ont sans doute rien compris, tout occupés qu’ils sont à ne penser qu’au travail qui ne finit jamais, à se plaindre du manque de moyens lors même qu’ils pourraient trouver dans vos contes matière à reconsidérer leur sort.
À être un peu plus inspirés par la secrète magnificence de toutes les petites choses qui font la grandeur du vivre ensemble chacun de son côté comme, par exemple tenez, cette assiette de cupcakes partagée dans le jardin avec votre conjoint en regardant le vent passer dans les saules comme un baiser du ciel. Puisse-t’il voler jusqu’aux quartiers où vous n’irez jamais….

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Des fleurs de porcelaines ont envahie le jardin. Leurs corolles sont tranchantes, leurs pétales dentelés, leurs pistils crayeux, et elles n’ont pas de tiges. Elles gisent simplement dans l’herbe et les jonquilles, dans la terre des rosiers ou au pied du tilleul comme de la neige brisée. Brisé comme mon coeur qui s’emplit de nausée à débiter ces sottes métaphores qui ne me consolent pas.

Ces fragments épars m’évoquent les mille paysages de l’amour conjugal, tel ces tasses ramenées de Venise, ces assiettes décorées de voiliers, ce mug orné de motifs celtiques, ou ce bol aux couleurs du drapeau des Açores où nous avions passées de si merveilleux moment, moi et ce saligaud de Robert quand il était un homme et mon époux.
L’époux n’existe plus, seule subsiste le mâle au fond de lui, l’ordure qu’il est devenu et qui s’en est allé je ne sais où, peut-être avec sa nouvelle stagiaire ou cette trainée d’Aicha, je ne sais pas et je ne veux pas le savoir. Ça ne ressusciterait pas l’amour de ma vie, démoli par la faim il a laissé la place à ce mufle enragé qui a fait de ma vie un enfer puis m’a abandonné.

Cette dernière dispute qui a réduit en charpie toute nôtre vaisselle, était aussi l’enterrement de nos 27 ans de bonheur. Encore une fois c’était à propos de ma cuisine qui soit disant puait et qu’il détestait alors que jusqu’ici il en raffolait à s’en rendre malade. Malade il l’est devenu à force justement de ne plus manger d’aussi bonnes choses qu’avant, malade d’amertume et de ressentiment.
Mon ragout de pissenlit, ou ma fricassée de marguerites aux glands je pouvais "me les fouttre au cul" m’a-t’il dit à nouveau. Je l’ai giflé et il a explosé.
Je ne sais pas pourquoi cette fois là il a ouvert les placards de la cuisine si pleins de nos jolis souvenirs et tout jeté dehors en criant que c’était de la merde tout ça, que ça ne se mangeait pas, et que si je n’arrêtais pas de hurler il allait me bouffer moi aussi.
Il l’aurait sans doute fait me dis-je maintenant. Depuis que je l’avais vu piquer le gouter de Pétunia et Pimprenelle, je le savais capable de tout. De tout, mais pas de comprendre que nôtre frigo était aussi vide que les magasins, qu’aller au supermarché c’était risquer sa vie, et que depuis des semaines je cuisinais avec des bouts de chandelles. D’ailleurs à ce propos, je me suis même demandé si le chandelier était comestible, ce bibelot de rien de tout, imitation argent précieusement conservé depuis nôtre premier diner dans sa chambre d’étudiant. Je m’en rappelle encore, c’était une pizza. Nous n’en mangerons plus. Mais nous ne mangerons plus rien de toutes façon, ni ensemble, ni séparément, même si lui il y croit, c’est pour ça qu’il est partit, pour manger.

Moi je ne vais pas bouger de cette pelouse d’où je t’écris sans doute mes derniers mots cher journal. Je ne vais pas encore essayer de tromper vainement la faim en suçant des morceaux d’écorce du platane, ou en y picorant une à une des fourmis, ni en léchant une énième fois l’emballage des soupes chinoises mangées il y à 6 semaines. Je vais laisser mon corps retourner à la terre.

Pétunia et Pimprenelle sont avec mère, qui les a courageusement emmenées en taxi jusqu’à sa maison de campagne, où le climat est plus sain. Ce n’est pas comme ici, où les gens ne pensent qu’à eux. Personne n’a voulu nous offrir un peu de riz ou de purée en sachet. Tout le monde s’est barricadé et l’on entend plus que les cris et les disputes pour des miettes ou des trognons.
Là où sont mes chéries, les gens sont solidaires au moins m’a dit mère, et elle a pu troquer sa voiture avec le fermier qui en échange lui a généreusement donné trois poules et un sac de farine. Moi je suis restée ici, le temps que Pimprenelle se calme et cesse de me voir comme une sorcière parce que je ne lui ait plus fait de chocolat chaud depuis 4 mois. Depuis la fenêtre du taxi elle m’a craché dessus, mais je ne lui en veux pas, c’est sa manière de dire qu’elle m’aime je crois. Pétunia elle m’a traité de "vieille bourge criminelle" en partant, à cause de mon empreinte carbone m’a-t’elle dit cette fois parce que soit disant j’utilise trop souvent mon sèche cheveux et consomme trop d’électricité nucléaire etc…La véritable raison c’est bien sur sa boite de bonbons sans gluten que j’avais réquisitionné dans le cadre de nôtre rationnement collectif. Nous avons tenu un semaine avec ça, mais à son âge on ne peut pas avoir conscience des problèmes des adultes, c’est normal. Mes amours….

Je suis restée aussi, je l’avoue, dans l’espoir, stupide je le reconnais, de revoir ce monstre de Robert. Stupide, mais digne, car amoureuse ou pas, je demeure une épouse, même bafouée, et j’ai deux mots à lui dire s’il ramène sa sale trogne: "Mourrons ensemble". S’il s’excuse, qui sait, je pourrais ajouter "mon amour", mais ça n’arrivera pas. Son coté pragmatique a toujours merveilleusement contrebalancé mon romantisme, ma sensibilité, mais le compte n’y est plus, tout ce qui compte pour lui désormais c’est juste de manger. Alors la grandeur poétique qu’il y aurait à refuser cette lutte si vulgaire et si vaine pour la survie, à refuser de participer à ces batailles rangées aux abords des marchés ou des entrepôts comme tous ces gens aux faces terreuses et aux yeux fous qu’on montre à la télé, il ne la verra pas. C’est comme ça. Il ne comprendra pas que voilà, c’est fini, nous avons eut le meilleur de la vie mais le monde nous l’a pris. Le monde n’est plus que sauvagerie et comme il est mort lui même, l’époux, le père, l’amant, l’ami, rien désormais ne me retient ici.

En agitant la main vers mes petits anges qui s’éloignaient je me répétais qu’il fallait que je sois encore là pour défendre la maison des pillards qui ne manquent pas dans les rues, et puis je ne voulais pas abandonner nôtre vie tout simplement. Mes théières en pierre de lave, les dessins de mes petits trésors, mes rideaux, mon jardin, nôtre histoire, et puis toi cher journal.
Je me dis, mon chéri, que si nous étions parties ensemble, toi dans mon sac, et moi les cheveux aux vents, tu aurais, comme les chats lors des déménagements, perdus toutes tes pages en arrivant à la campagne. J’ai refusé d’ajouter cette violence à toute celle dont je t’ai empli durant ces si longs mois. Pardonne moi.

Je t’emmène avec moi, au moins serons nous réunis dans l’après, et qui sait ? peut-être Pétunia qui aime tant grimper aux arbres cueillera un jour une pomme dans l’arbre au pied duquel je suis assise, et pour lequel bientôt toi et moi deviendrons de l’engrais.

Je t’aime cher journal.
Adieu.

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La dernière fois que j’ai vu John Johnson Johnny, c’était pendant le confinement, au seuil des évènements, dans un petit hôtel avec vue sur le périphérique d’une ville moyenne du sud.
L’interdiction de circuler érigée pour endiguer la propagation du virus qui se répandait alors sur tout le pays et même le continent nous avait obligés à mille stratagèmes. J’avais ainsi voyagé avec un faux ordre de mission de mon ministère ce qui, peut-être, précipita ma chute, ou tout du moins n’encouragea pas mes supérieurs à déployer beaucoup d’efforts pour me retrouver quand j’eu disparu. A quoi bon remuer ciel et terre pour un menteur qui s’est montré indigne de la confiance accordée ? J’aimerais leur dire que c’est au nom de l’amour que j’ai enfreint les règles, mais c’est aussi au nom de l’amour que les aidant.e.s bouleversent sans fin mes certitudes. L’amour du monde de demain ou d’après demain qu’ils entendent m’enseigner afin que je sois digne d’être libre comme eux. Et leur amour me tue comme il a peut-être tué John après cette dernière nuit dont l’aube se changea en cataclysme. Alors l’amour, je le sais à présent, c’est un mot dangereux.

Pour me rejoindre John s’était fait passée pour une infirmière, et c’est ainsi vêtue qu’elle a quittée l’hôtel après nôtre nuit de tendresse créative. Depuis le parking de l’hôtel désert, caché derrière la haie je la vis sortir dans son uniforme seyant un quart d’heure derrière moi, ainsi que nous le faisions toujours pour nous quitter, par souci de discrétion. Elle marchait vers sa voiture quand soudain trois policiers l’abordèrent pour requérir ses services. Je les entendis lui parler de la prison voisine où les parloirs étaient suspendues pour cause d’épidémie, ce qui rendait les détenus nerveux et irascibles. Les drogues diverses, garantes habituelles de leur calme relatif, ne pouvant plus entrer clandestinement par ces voies usuelles, la folie guettaient ces divers criminels. Ils lui ordonnèrent de la suivre dans le cadre de la réquisition de tous les personnels soignants, pour aller avec eux administrer des calmants à tout ces pauvres gens. Je les vis lui montrer dans le coffre de leur fourgonnette bleue marine, une pleine valise d’anesthésiant vétérinaires et autres sédatifs capables d’assommer un troupeau de chevaux. Elle ne put dire ni oui, ni non, craignant de révéler par son accent hollandais l’imposture de son déguisement, elle hocha simplement la tête et les suivit.
Bien sur elle aurait pu avouer la supercherie, mais on l’aurait alors arrêtée et condamnée pour faux et usage de faux, et elle aurait aussi finit en prison où le taux de mortalité déjà élevé avant le confinement était devenu vertigineux. Elle partit avec eux, droguer des gens, être contaminée sans doute, je ne la reverrais plus, et le vernis bleu azur de ses ongles pointus me griffe encore parfois les jour de grand beau temps.
Mais de cela je ne préfère pas parler. On ne sait jamais. Les aidant.e.s savent tant de choses sur moi que je n’ai jamais dites. Peut-être lisent-ils mon journal avec des caméras miniatures, de la taille d’une fourmi pareilles à celles qui grimpent le long des murs.

La fille qui a tué le cerf empaillé en portait elle aussi, du vernis bleu azur. Un hasard. J’ai vu ses mains de loin, avant qu’elle ne les dissimule dans les poches de son pantalon noir et si bien ajusté. Et elle n’est pas la seule. L’aidant qui m’a donné mercredi dernier un cours de très grande civilité en avait sur les ongles de deux doigts de la main gauche et trois de la main droite. Toute la journée il m’a parlé du capitalisme médiéval, celui des marchands italiens, armateurs, commerçants, bailleurs de fond qui tous dans leurs comptes intégraient ce qu’on appelait “la part de dieu“. Celle de l’église qui limitait l’accumulation de richesse, la condamnait souvent, pour demeurer moralement supérieure. “Alors mon bon, quelle serait selon toi le dieu laïc à qui nous devrions aujourd’hui réserver une part afin de limiter et même d’empêcher les excès financiers de tout les gens comme toi ?“ me demanda-t’il plusieurs fois.
Je dus rédiger une dissertation où je parlais d’écologie, de la nature qui remplace dieu, des gens comme UiEl, des trucs comme ça. Quand il m’a laissé partir il la lisait en hochant la tête. Plus tard il a frappé à ma porte et me l’a rendu en hochant toujours la tête, un fume cigarette aux lèvres. C’est à ce moment là que j’ai décidé d’essayer de m’enfuir le soir même. À cause de l’amour.

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Le dimanche je cherche l’inspiration pour de nouveaux projets, en arpentant le rail du métro aérien. Comme un oiseau en rééducation, j’apprivoise l’altitude, apprend à regarder le sol de haut, en attendant le jour où de nouveau je pourrais voler de mes propres ailes, si un jour il arrive.
Ce long ruban de béton blanc posé sur des pylônes massifs relie le terminal à la station de tramway, désormais envahie par nombre de figuiers, et constitue ma seule promenade autorisée hors les murs. Il m’est interdit de déambuler sur les pistes hors des ateliers proposés par les aidant.e.s, car je pourrais à nouveau tenter de m’échapper et, au delà des châtiments qui pourraient m’être infligés, c’est surtout pour ma propre sécurité que l’on veut l’éviter. Le monde extérieur n’est jamais accueillant pour les gens qui comme moi portent dans leurs coiffure la marque des aidés. Pensez donc, une bande rasée à blanc sur l'arrête du crêne, comme une tonsure de moine technocrate ou une crète de punk à l'envers, croyez-moi on me reconnaitrait pour ce que je suis désormais. Un relégué.
Sur l’ancien monorail, a 10 m au dessus des hautes herbes, des joncs et des méandres de vigne vierge recouvrant toutes les routes autour de l’aéroport, tout ce que je pourrais faire c’est choisir de mourir en sautant dans le vide, et ça ne résoudrait rien.

Long comme vingt terrains de football, le tracé de l’ancien shuttle forme un arc de cercle couvert d'une maigre jungle, dont je connais chaque centimètre carré pour l’avoir tant de fois désherbé, seul ou accompagné d’un.e aidant.e, parcouru en randonnée de résilience (comme les aidant.e.s inventeurs du "concept" appelaient ces lectures de Karl Marx en marchant sur les mains) ou en "thérapie". On me disait "imagine que ces orties jaillissant du bitume sont les ronces de ta pensée frère, tu dois les arracher", et parfois on me jetait aussi une poignée de terre avec un petit sourire ironique ou sincère. Ça dépendait, comme souvent, des jours et des aidants.e.s.
J’ai aussi du en balayer la surface par respect pour l'espace, en repeindre les bornes, et plusieurs des peintures réalisées lors d’un "atelier d’expression humaniste" remplacent certains des panneaux de signalisations routières qui croisent son chemin. Un monochrome bleu ciel trône à la place d’une ancienne limitation a 50 km/h; une sphère verte sur un fond de neige rouge se dresse là où était jadis un panneau de sens interdit. D’autres figurent de la neige grise sur un océan blanc, de la neige orange sur soleil aubergine, de la neige rose, de la neige bleue, de la neige vert amazonie … On nous demande de ne peindre que des formes abstraites, et la neige pour moi l’est plus que tout. Si dieu qui qu’il soit m’accordait trois questions, je demanderais trois fois: “Y-aura-t’il de la neige à noël?“. Car alors, qui sait, l’étau autour de moi peut-être mollirait, et tout aurait une fin.

La neige me hante pour des raisons propres à ma situation, mais tout le monde y pense depuis qu’il a cessé de neiger voila bientôt quatre ans à cause -parait il- du dérèglement climatique, à cause - disent les aidants- des “possédés“ comme moi, “apôtres fanatiques du tout économique“ qui ont ruinés la nature. Tout est de nôtre faute. Le changement climatique comme les milliers de morts durant l’épidémie sont liés dans l’esprit de ces gens à nos “coeurs écocides“; et plus encore les morts de tous ceux qui se sont suicidés durant le confinement, ivres de solitude et se sentant abandonné.e.s par le pouvoir aux mains des “non samaritains“ comme ils appellent les gens de mon “milieu de drogués à la poudre de perlimpinpin“.
Les humains ne vivent pas que de pain, comme on me l’a beaucoup dit depuis que je suis ici, et cela je l’entend mais qu’y puis-je ? Qu'y puis je si la plupart des citoyens ne comprennent pas que chacun est responsable de son prôpre bonheur ? Et qu'y pouvais je alors ? Confinement ou pas, chacun ses petits soucis, l'état n'a rien à voir avec ça même si il compatit. Et je compatissais dés que j'avais cinq minutes mais, mélancolique moi-même a cette époque, je n’étais jamais qu’un jeune diplômé, embauché depuis deux ans à peine par le ministère des affaires étrangères comme attaché de cabinet dans le cadre d’une mission de consultation parlementaire pour la création d’un musée des langues indo-européennes. Je ne commandais ni au virus, ni à l’envie de vivre de mes concitoyens et encore moins au ciel. Mais voilà, pour les gens l’ENA devrait être une fabrique de père noël, et comme j’y ai étudié on attendait de moi les miracles que je n’ai pas produit, et donc je suis coupable.

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En marchant j’écoute le silence du paysage qui rappelle tant celui du confinement, ce monde qui alors paraissait suspendu, et qui a disparu. Celui de maintenant lui ressemble pourtant, routes sans voitures, usines sans fumées, ciel sans avion, mais la ville au loin a perdu ses reflets de verre et d’acier, tous éteints par le feuillage, la poussière des décombres, et les dunes de terre. On bâtit des collines autour des grattes ciel, des remblais débordants de jungles confuses où se mêlent géranium géants, érables pélicans, tilleuls nains, plans de tomate et autres pieds de mandragores de jasmin ou de mariejeannette de brocéliande
Je n’ai rien vu de cette métamorphose, ni des milliers de vies brisées qu’elle prit pour advenir, mais je pense le dimanche à toutes celles que j’ai lu. À celles des personnels soignants surtout, à leurs morts, de maladie ou d’épuisement dit-on, qu’on enterra pour raisons sanitaires dans des fosses communes (nationales je le précise), et dont la foule fit ses premiers martyrs. Quand, la vague macabre passée, les soignant.e.s survivant.e.s à bout de souffle et de nerf s’indignèrent dans la presse que leurs collègues n’aient point de funérailles nationales (les fosses l’étaient pourtant), s’instilla en chacun le poison de la haine à tout va pour les gens comme moi.

Répandant leurs rancoeur dans les rues, les cafés, et tout les endroits où vivent les citoyens (pour qui nous oeuvrions pourtant mes confrères et moi, quoiqu'en disent les aidant.e.s qui qualifièrent un jour nos sincères efforts de “travail de Shéhérazade“) ces gens des hôpitaux drainèrent les colères de tous les confiné.e.s. Qu’ils et/ou elles soient guéri.e.s, endeuillé.e.s, endetté.e.s ou simplement trop las d'avoir été privé.e.s de leur vie depuis de trop longs mois, tous suivirent comme des moutons enragés.

À leurs vindictes cumulées s’ajoutèrent celles des intérimaires et autres travailleurs précaires qui, réduits de longue date à la misère la plus noire par l’inactivité forcée et l’absence de chômage (auquel ils n’avaient pas droit parce qu’ils n’avaient pas assez travaillés, qu’y pouvais-je ?), étaient déjà trop loin sur le sentier de la guerre. Et tous virent dans la maladresse du gouvernement qui voulant voir le bon coté se félicita dans la presse d’avoir “limité la casse économique“, une provocation. Et une autre encore dans la proposition présidentielle d’un “gorgeon de l’amitié“, consistant en un grand verre de jus d’orange bu tous ensemble, le même jour, à la même heure en visio conférence nationale. La chose eut lieu, les gens se connectèrent, la plupart avec à la main un verre vide qu’ils laissèrent tomber quand le président leva le sien. D’autres urinèrent devant l’écran, d’autres brandirent des couteaux… Quand, remplissant à nouveau son verre, le président annonça officiellement la suppression de tous les congés payés pour rééquilibrer les finances nationale, on entendit des hurlements s'élever des immeubles, et tel le chant des loups se mêler dans le ciel en un sombre présage. Nôtre époque moderne alors s’acheva.

Je ne vois guère, le rapport direct entre ma personne et les mots mal compris de nôtre guide républicain. Ni entre le jus d’orange et les torrents de bile qu’au terme de son allocution, les gens déversèrent sur les réseaux sociaux pour appeler la foule à “en finir avec ce bouffon dracula“. C’est très étrange d’ailleurs, les agrumes c’est plutôt bon pour la vésicule biliaire normalement, mais normaux les gens ne l’étaient plus tant ils mélangeaient tout.
Tous les chemins mènent à Rome disait-on jadis, et tous les leurs aussi mais à une Rome en cendre car, en pyromanes de mauvaise fois qu’ils et elles étaient, leurs raisonnements ne s’embarrassaient guère de l’intérêt supérieur de la nation et, faisant feu de tout bois reliaient tous les sujets pour servir leur projet. Et qu’importait l’incohérence de leurs propos enflammés qui en grossiers fagots nouaient le droit à la morale, le politique au trivial quotidien, l’économique au bleu du ciel etc etc… n’importe quoi avec tout et le reste pourvu que ça brûle. Aujourd’hui encore la logique de tout cela, les raisons qui font que je suis arrivé là, me demeurent obscure.

Je ne vois pas par exemple le rapport entre la catastrophe sanitaire et moi, ni entre moi et la crise énergétique qui suivie, après les incendies de raffinerie, les démolitions de centrales électriques, l’explosion des dépôts de gaz qui changèrent peu à peu en statue trains, voitures, avions et monorails. Je ne saisis que le lien entre mon champ de possible et le bosquet des immolés.
Il me prend à la gorge chaque dimanche quand mon ombre se dessine en contrebas du rail sur ce funeste endroit. À chaque fois je m’arrête devant lui près des éoliennes alimentant le terminal, puis détourne la tête pour regarder au loin la massive silhouette du grand stade d’où émergent des platanes colossaux et penser à autre chose. On dit qu’en prison, même les derniers des meurtriers considèrent le viol d’enfants comme le pire des crimes et, si ici ce n’est pas une prison comme on me le dit souvent, il-y-a un an, on ne pensait pas autrement.

C’est là qu’Azrael Matchaïev, l’écrivain pédophile a été immolé, avec tout ses amis de St Germain des Prés, éditeurs, protecteurs, fans et compagnons mondains. Tous mécènes et complices de ses exploits de violeur d’innocence se prenant pour la providence des jeunes coeurs, ont partagés sa fin, même s’ils ne sont pas morts. Aucuns, pas ici en tout cas, pas vraiment, ils ont juste cessé d’être humains.
Pendant six jours entiers ils furent enfermés là, bâillonnés pour qu’ils ne puissent parler, des casques audios sur les oreilles, enchainés devant un drap tendu sur lequel on projetait en continu des scènes de films montrant des adolescentes jouant dans l’herbe ou se baignant dans des rivières. A l’aube du premier jour, on leur jeta à chacun une pleine poignée de poil à gratter, et on ferma la porte. Puis on commença à diffuser les images sur l'écran et dans les casques des poèmes d’amour lus par de jeunes filles aux voies douces; à très faible volume, plus faible qu’un murmure, à peine un soupir. Et les images défilaient, et les filles projetées, lumineuses comme des elfes, riaient et plaisantaient entre elles sans la moindre idée du supplice que leurs beauté gracile infligeait au condamnés alignés sur le mur comme des fusillés. Mais les images ont-elles des idées ?
Toute la journée des aidant.e.s augmentèrent graduellement le volume dans les casques. À minuit c’était un chuchotement appuyé, à l’aube un cri lointain, à midi une voix dans une rue, le soir dans un café désert, bondé deux heures plus tard etc…. Et toujours les images d’adolescentes défilaient des fleurs dans les cheveux, insouciantes et magiques devant les yeux malades de ces gens déplorables. Les poèmes continuaient, les voix qui les lisaient s’élevaient toujours plus fort, à en faire vibrer les tempes. Et ainsi de suite jusqu’au soir du sixième jour où en les détacha. Leurs yeux étaient blancs, leurs visages tremblaient, et ils étaient brisés.
On les mena au bord de la route, et on les laissa là, livides et hébétés. Trois jours plus tard ils étaient toujours au même endroit. A Noël on retrouva leurs corps desséchés à l’endroit exact où on les avait laissés.

Chaque dimanche j’y pense, me dis que quelque part ils l’ont bien mérités, et songe peu après qu’en sautant du monorail peut-être pourrais-je atteindre la cime d’un des bouleaux qui s’élèvent au bord du dix septième pylône 300 mètres plus loin, et partir. Mais, même si je réussis à ne pas me rompre le cou, à gagner la terre ferme pour m’enfuir à toutes jambes à travers les hautes herbes, ce serait aussi hasardeux que de me déguiser en père noël pour que vienne la neige.
D’autres gens m’attraperaient forcément, et je ne peux hélas fonder aucun espoir quand au genre d’humanité qui les peuple. Celle de John Johnson Johnny me manque tellement ici, qu’il semble impossible que quiconque en ce monde en ait le moindre atome, encore moins dans le monde du dehors.

Chaque dimanche en revenant sur mes pas, peu avant que le soleil ne se couche sur l’aéroport, je pense à elle. Et chaque fois l’image de sa silhouette disparaissant dans le véhicule de police est chassée par celle du cortège de voitures béliers que je vis peu après foncer vers l’autoroute alors que je me dirigeais vers la gare. Sous les réverbères le long de l’avenue où tête basse je titubais, les barres de fer et autres cadres de vélos soudés en vagues poings de géant arrimés aux pares chocs, brillaient comme les dernières lueurs des étoiles dans mes yeux. Et la musique soudain s’est tue.

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Voila, vous savez tout de ce qui a précédé mon arrivée ici, de ce qu’était ma vie quand tout a commencé, en tout cas bien assez. Les quelques jours manquant entre l’instant où John Johnson Johnny a été emportée par le tourbillon de l’histoire, et celui où je fut englouti moi aussi, je les ai passé entre les rayons de diverses pharmacies et le sol froid de mon balcon.
Quand l’amour de ma vie intérieure s’en est allée dans la voiture de police, j’ai regardé un long moment le goudron du parking et le feuillage des arbres, comme pour trouver des réponses dans les subtiles nuances de leurs couleurs d’algues sous la mer de nuages gris huitre. En vain. Puis je m’en fut prendre mon train comme un fantôme, chaque pas me donnant l’impression de m’arracher la peau, il me semblait devenir transparent.

Dans les rues de la capitale les premières étincelles de l’insurrection crépitaient, et dans les fumées noires des poubelles qui brulaient, dans les flammes ardentes dévorants les caméras de surveillance, je voyais moi le crépuscule du vivre ensemble. Celui de la concorde à laquelle j’oeuvrais jadis à ma modeste échelle, la fin de l’état de droit et de l’état tout court. Mais je ne l’ai pas réalisé alors.
Je passais simplement devant les vitrines éventrées, les voitures en feu, laissais glisser sur moi comme une feuille morte le vent, le bruit des affrontements entre manifestant.e.s cuirassé.e.s de bric et de broc et forces de l’ordre suréquipées, je naviguais à vue dans les rues le plus souvent désertes. Dans la nuit couleur de fièvre jaune où des torches brillaient au pied des lampadaires aux ampoules brisées, j’avais mon faux laisser passer et un trou dans le coeur. Rien ne pouvait m’arriver, rien de pire en tout cas que ce que je ressentais, c’est à dire un lac de sueur aigre qui lentement m’inondait et où coulait mon coeur sans grâce ni saveur comme une pierre en deuil.

Je comprenais mes concitoyens, prisonniers de leurs domiciles depuis si longtemps. Je concevais fort bien leur envie de prendre l’air. Comme je comprenais encore mieux que les policiers le leur ait défendu au nom de la raison d’état, et emploient la manière forte face à leur résistance. J’ignorais que comprendre tout cela ne me protègerait pas, et pour tout dire je m’en moquais, comme la vie s’était moquée de moi sur le parking de l’hôtel. J’étais malade de tristesse et d’incompréhension face au vil destin.
Aussi suis-je entré dans la première pharmacie ouverte que j’ai croisé, en traversant la vitrine éventrée par une moto de gendarmerie balancée là. Je cherchais des somnifères, j’ai erré un moment et puis j’ai réfléchi et finalement j’ai pris tout ce que je pouvais. Tétrazépan, Tramadol, Xanax, Lumerelax, Subutex, Imovane, Zolpidem Almus, des décontractants musculaires, des anxiolytiques de toutes sortes pour m’assommer. J’aurais voulu dormir vingt ans et à mon réveil avoir tout oublié, c’était ça mon projet. Mais, devant toutes ces étagères ravagées par le passage des émeutiers, j’ai repensé à tout ce qui se passait en ce moment, au virus, à la mort, à la santé, alors j’ai décidé de me protéger aussi, pour ne pas mourir dans mon sommeil parce que demain qui sait, un miracle arriverait et John peut-être me téléphonerait. Médicaments pour le coeur, l’estomac, les voies respiratoires, l’intestin grêle, la rate, la bile, alzeimer etc… J’ai pris là aussi tout ce que je trouvais.
Je ne savais pas grand chose du virus sinon qu’il affaiblissait l’organisme en général, en s’attaquant à l’oxygène du sang je crois, la membrane des poumons, les muqueuses nasales, ou peut-être les pores de la peau. Dans le doute j’ai donc aussi pris des crèmes diverses pour les brulures, les sécheresses, les éruptions cutanées et puis je suis rentré à mon appartement.

Là j’ai avalé 3 somnifères pour éteindre la lumière dans ma tête, avalé une poignée de décontractants pour l’ambiance mentale, ouvert deux ou trois autres boites au hasard et gobé quelques pilules pour soigner à l’avance mon foie, mes globules blancs ou ma tension, puis je me suis étendu sur le sol froid de mon balcon, car soudain j’avais chaud.
À mon réveil deux jours plus tard la tête me tournait et j’avais la nausée mais la mémoire intacte. J’ai avalé ce que j’ai trouvé dans le frigo, un reste de lasagne je crois, but plusieurs verre d’eau, puis consulté distraitement mes mails. L’un d’eux m’apprenait que le ministère était fermé, les frontières closes, et qu’un mail à venir présenterait les mesures de sécurité. D’autres messages plus anodins, de collègues ou d’ami(e)s, racontaient les petites misères et les grands bonheurs du confinement de chacun. Anecdotes, astuces et vidéos de conseils pour la cuisine, la lecture, et que sais-je se bousculaient dans l’ordinateur que j’éteins rapidement.
Toute cette potacherie positiviste des gens de ma caste me donnait ce jour là le vertige tant était grand l’abysse qui me séparait d’eux. Eux et leur langage habituel fait de poésie convenue mais candide, pas peu fière de ses rimes et où le dissemblable n’avait jamais sa place. John Johnson Johnny et moi, Hans de mon nom d’amoureux clandestin, n’étions pas invités a ce bal des vanités fantasmants à force de mièvreries enjouées une secrète bénédiction du destin pour les gens biens comme eux. Bref, aucun ne voulait ne serait-ce qu’imaginer qu’il pouvait exister d’autres réalités que la leur, d’autres monde que celui dans lequel ils se sentaient si beaux, si fraternels, si élégants… Les indécents. J’avalais une autre poignée de cachets et me roulait en boule sur le balcon.
En m’endormant j’entendis les premières explosions à la périphérie.
Le jour suivant je vis des écharpes de fumées encore rouges des flammes de l’incendie s’enrouler sur les berges du fleuve non loin du parlement, mais je pris des cachets et à mon réveil 14h plus tard elles avaient disparues. Il-y-avait des blindés et des patrouilles dans les rues, des policiers en armure de carbone, matraques à la main, d’autres à cheval, et des drones par dizaines. Je mangeais une boite de haricots, avalais des cachets, et me rendormis aussitôt. Et ainsi de suite.

Le huitième jour, me trouvant à court de Mogadon, un benzodiazépine hypnotique auquel j’avais pris gout, je sortis en chercher dans une pharmacie. Toutes les vitrines étaient brisées, des pavés parsemaient les avenues où la cendre neigeait, des scooters avaient étés jetés à travers le pare brise de voitures mais je n’en n’avais cure. Un léger tremblement parcourait mes mains, des frissons cavalaient en mon coeur sans doutes dus aux cachets d’amiodarone rambaxy, préconisés en cas de trouble supraventriculaire, que j’avais avalé en partant avec le reste de café froid d’il y a une semaine.
Au détour d’une rue je croisais des visages cagoulés flottant au dessus de côtes de mailles en fragments de canettes, de carapaces faites de garde boue, de parquet stratifié, de cartons et de matériaux de bricolage. Habillé “au passé“ comme je l’étais alors tout le temps, j’eu pu craindre les regards peu amènes qu’ils me lancèrent, comme les chaines de vélos qu’ils tenaient dans leurs mains, mais non, rien. J’étais tellement absent, comme à part de ma propre vie que les médicaments m’aidait à nier avec constance, que je les ai pris pour de simples passants et suis allé mon chemin. Sans doute m’ont ils pris pour l’un des leurs, de retour d’un bal costumés où la drogue avait coulé à flots, comme l’attestait mon visage blanc et mes yeux transparents. Un peu plus loin j’ai trouvé une pharmacie dévastée, y suis entré, ait pris tout ce que je pouvais, puis m’en suis retourné à mon balcon.
Je repris mon quotidien de baladins des psychotropes. Flottant sur mon balcon au dessus de la foule, j’errais dans la chimie comme au fond d’une mine, en espérant, qui sait, labourer mon esprit pour qu’y poussent des vignes dont un jour je ferais un puissant vin d’oubli. Et ainsi en fut-il pendant presque trois semaines.
Quand j’avais faim je mangeais ce que je trouvais chez moi ou chez les voisins d’en face qui s’étaient enfuis en laissant leur porte ouverte. Quand j’avais soif je buvais de l’eau du robinet, et quand elle fut coupée je m’abreuvais de toutes les bouteilles que je put trouver chez les voisins d’en dessous, qui partirent une nuit et dont je défonçais la porte à coups de pieds le lendemain matin. Quand j’avais mal quelque part je lisais en diagonales les posologies de mes différentes boites jusqu’à en trouver une s’approchant à peu près de mes symptômes, avalais un ou deux cachets en buvant au goulot d’une bouteille d’un quelconque grand cru, quelques somnifères en buvant une autre lampée et puis je dormais.
Tout les deux ou trois jours je sortais errer dans les rues à la recherche de pharmacies, sans prêter attention aux bruit des combats chaque jours plus nombreux et plus proches. Au fond de la longue nuit où je marchais sur l’eau comme un somnambule dans un désert de marbre mou, ces choses n’existaient pas. Jusqu’au jour où ils m’ont trouvés, et m’ont amené ici.

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Je n’ai pas entendu les nouveaux arriver dans la nuit, sans doute sur les chevaux que j’aperçus à mon réveil boire dans les baignoires en faïence posées devant le bureau de change.
Comme souvent après le départ d’un groupe d’aidant.e.s j’avais dormi d’un sommeil de plomb fait de toutes les fatigues, toutes les tensions accumulées au fond de ma personne. Et comme chaque fois avait fleuri dans les tréfonds de celle-ci l’espoir insensé que ce soit le dernier de ces soudains coma, qu’il ne vienne plus d’aidant.e.s, que tout cela s’arrête, et que je puisse dormir au moins un an pour me reposer de tout ce que j’avais vu, vécu et même lu.
Car cette nuit c’est aussi par instinct de survie aux pouvoirs de l’écrit que mes paupières s’étaient mises à peser une tonne. Comme pour me protéger du terrifiant récit que j’avais parcouru plus loin que je n’aurais du. Du moins j’aime à le croire.
J’aime à croire en effet que d’invisibles forces demeurent enfouies en moi et s’éveillent soudain quand des émotions noires menacent tel des ras de marée de me briser le coeur au propre et même au figuré. J’aime à le penser, mais par nécéssité, et aussi rarement que possible pour ne pas perdre pied avec ma nature profondément cartésienne. Tout l’inverse des aidant.e.s qui eux n’ont de cesse d’évoquer l’éternelle fulgurance de l’amour, les mystères de UiEl, la grandeur du vivant et surtout la magie collective qui tous nous réunit, et selon eux nous protège.

Ils disent que c’est elle, la secrète alchimie entrelaçant nos vies qui nous fait tous maillon de la puissante chaîne de sortilège grâce à laquelle nous sommes à l’abri. Chaîne où se mêlent les chants des harpes éoliennes faites de canettes percées, de saxophone fendus et d’écorce de frêne, les offrandes à UiEl, les actions de dépollution diverses, les ateliers de genrisme libre et toutes les choses obscures se déroulant ici, qui relliées à d'autres inspirent l’océan et le font un rempart. Un monde qui nous sépare d’un nuage brulant comme de ce qui le peuple, et nous protège de son avènement dont certain.e.s rêvent parfois quand ils boivent trop de blanc, ou qu'ils/elles se sentent seul.e.s.
On m’a promis de me faire lire des récits évoquant ce sombre continent du futur mais, je l’avoue, je préfère tout en ignorer, comme j’aurais du le faire hier soir plutôt que de chercher à comprendre.

Sans doute étourdi par la fatigue, le crépuscule venant je m’étais laissé séduire par les dessins si joyeux et si gais illustrant le document, et bien évidemment c’était une erreur.
On y voyait des hommes et des femmes, plutôt jeunes, cheveux longs, le corps épanoui par le travail au grand air, sourire et s’enlacer dans des sortes de jardins d'intérieur, des forêts luxuriantes d’arbres fruitiers et de plantes grimpantes s’élevant dans les étages d’une haute tour dominant une ville envahie par la jungle. Des enfants jouaient dans des salles de réunions aux murs coloriés de dessins naïfs, des cascades d’eau claire s’écoulaient sur les corps de filles et de garçons à demies nu.e.s sur des balcons où des fleurs s’élevaient par centaines. Cascades tombant de carafes en terres cuites tenues par d’autres gens qui comme eux arboraient des yeux doux et rieurs, et que l’on voyait par ailleurs façonner les dites carafes dans un atelier de terre cuite où l’on sculptait aussi des visages et des bustes.
Tout cela avait provoqué en moi le sentiment d’une sorte de symétrie avec l’humeur presque lascive qui me prenait à chaque fin d’une séquence d’aide. C’était beau, simple, joli, et ça faisait du bien comme de respirer ou de boire un verre d'eau. Un autre monde était possible, sur l’instant j’y ai cru. Et je me suis trompé. Car l’infini printemps dessiné au crayon que chantaient ces esquisses était un alambic distillant sans vergogne ses origines odieuses pour en faire cette eau de vie en tout point hypocrite.
Trompé par la candeur de ces croquis dont j’ignorais l’envers, j’avais lu de bon coeur, ou presque, une dizaine de pages et le rêve était devenu cauchemar. Tellement que, passé la dixième page, l’idée même d’entendre, ne serait ce que vaguement , l’écho de ce n°2412 dans mon sommeil m’avait glacé le sang et que, sans doute secouru par mon cerveau reptilien - béni soit-il -, je m’étais évanoui. Je préfère ne rien dire pour le moment de ces pages de malheur, gageant qu’il vaut mieux attendre de les avoir toutes lues pour en vomir l’horreur en une fois, plutôt que d'en ruminer le sordide arrière gout à plusieurs reprises. À mon réveil j’en étais encore nauséeux, et j’aurais donné n’importe quoi pour me changer les idées.

Par bonheur, quand je sortis sur le péron de ma cabane au Canada , des aidant.e.s s’adonnaient comme souvent à la gymnastique historique, non pas sur le tarmac, mais dedans pour une fois, peut-être parce qu’il pleuvait. Comme vous le savez, le matin on ne voit rien du dehors tant les vitres sont couvertes de buée.
Cette fois ils étaient vêtus d’uniformes soviétiques semblant épais et chauds qui me rappelaient vaguement ceux aperçus en cours d’histoire contemporaine traitant de la guerre d’hiver avec la Finlande, et dansaient la bossa nova en agitant des tomahawks. Des chats les regardaient. Les chevaux buvaient. Des oiseaux piaillaient. Moi j’arrosais les plantes en regardant dehors ou décidément on ne voyait rien car il y avait plus de buée que d’habitude. Sans doute à cause de la chaleur que dégageaient leurs corps, ainsi que la vapeur qui s’élevait du sauna situé au fond du hall.

Quelques dealers étaient assis sous les fougères arborescentes devant lui, le regard vague comme bien souvent, ils tendaient leurs visages au ciel mauve où le soleil lentement s’élevait. Je les enviais. Eux ne sont ni aidés ni aidants, ils sont en vie tout bêtement. Une vie qui ne semble ni plaisante ni horrible, elle a lieu voila toute et il m’arrive de penser qu’elle m’irait tout à fait même si tout y semble brumeux.
Soupçonnés d’avoir durant les évènements drogués à leur insu des intellectuel.le.s de gauche, penseurs, philosophes, politologues et autres graphomanes de la contestation permanente, les dealer forment une classe à part de tout ici, à mi chemin entre des intouchables et des moines ayant fait voeu de silence pour faire pénitence. Ils ne parlent pas, ou presque pas depuis qu’ils sont là et que certains ont avoué. Oui j’ai versé du lsd dans le verre de tel sociologue ou théoricien de l’effondrement, mis de la kétamine dans la bouteille d’eau minérale de tel analyste linguistique du discours libéral, oui j’ai mis de l’opium dans ses cigares ou de la mescaline dans son café etc.. Certains, peut-être par bravade, arguèrent même que ces substances n’étaient pas les causes del’incohérence des discours que tinrent par la suite leurs cibles. Qu’ils n’avaient été que le révélateur d’une démence latente, et qu’ainsi, quand tel philosophe ou tel anthropologue engagé avait préconisé que les instituteurs soient remplacés par des koalas, ou que le programme économique soit lu dans les traces que laissent les jaugeurs sur les allées gravillonnées dans les parcs, il n’y avait pour eux rien là que de très ordinaire.

Ont ils drogués ces gens ou l’ont ils dit pour qu’on cesse de leur faire fumer des joints dans une pièce sans fenêtre ? Je l’ignore, et je crois qu’eux aussi parce qu’ils ne semblent jamais s’être remis de cet interrogatoire qui dura des semaines. Je m’assis un instant avec eux, aucun ne dit un mot, et moi non plus. Le soleil lentement éclaircit le ciel de verre bouilli où tout paraissait boue, et je rentrais chez moi.

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Je ne vis pas les nouveaux aidant.e.s de toute la matinée, et m’affairais à rempoter diverses plantes sur mon perron sous le regard des chats quand soudain, vers midi, ils étaient tous devant ma cabane au Canada. Au moins vingt, cheveux longs ou courts, peigné.e.s avec sophistication, en broussailles, ou crânes rasés, habillé.e.s comme des sacs, portant costumes d’époques ou vêtements d’occasion trouvées dans quelques recycleries. Certain.e.s arboraient des perruques de cheveux blancs et bouclés, comme les nobles dans les cours de la renaissance. D’autres étaient maquillé.e.s comme des panda, des prêtres vaudou ou des clowns iroquois. Il ne me vint nullement à l’idée de demander pourquoi. 
Ils me regardaient, groupés en une foule compacte et silencieuse, et pendant une minute ou deux nous sommes restés ainsi, immobiles, sous le très haut plafond du Terminal. Un oiseau s’est posé derrière moi, sur le cadre de ma porte. Un pigeon, enfin je crois, blanc. Il a fait quelques pas sur le chevron de bois, regardé l’assemblée, comme pour la toiser à mes cotés puis a bondit dans les airs pour aller se poser au pied de la baie vitrée, derrière les hommes et les femmes en rangs serrés qui continuaient à me regarder, comme pour se joindre à eux.
L’un des plus jeunes, un type d’une petite trentaine d’année, s’avança et leva devant moi sa main ouverte. Sur la paume était tatoué un cube aux angles ombrés de taches vaporeuses, le sigle des fils de l’angle mort dont j’avais déjà entendu parler.
Mes lèvres se sont entrouvertes comme pour dire “ah, c’est vous… “, mais avant que n’en sorte un seul son, une femme au visage carré noyée dans un sweat-shirt mauve m’a sourit, avant de mettre son index devant ses lèvres pour m’inviter au silence. Les autres firent de même, tous arborant un visage rayonnant, et je me tu.

Ils me firent signe de les suivre et je le fis à pas prudents, me demandant ce qui allait m’arriver, comme à chaque fois que je rencontre de nouveaux aidant.e.s, surtout quand ils ont l’air content. Je m’avançais à leur suite jusqu’à la baie blanche de buée, ce qui était fort inhabituel à cette heure ci. Il était midi, mais je n’avais pas faim. Pas peur non plus, pas d’eux en tout cas, pas vraiment. Avec leurs frusques de carnaval ils ressemblaient à des acteurs de quelque théâtre itinérant, arborant avec un panache troublant la mise confuse et enjouée de ceux pour qui le rideaux se lèvent la nuit, et le sourire en bandoulière des gens de comédie. Je craignais comme toujours ce qu’il y avait en eux, le vent cognant derrière la petite porte tout au fond de leurs têtes.
Le nouveau monde pour moi c’est beaucoup ça, des portes qui s’ouvrent au fond des crânes, libérant les châteaux en Espagne bâtit à forces de ruminer des rêves inassouvis, où dansent les énergies, les envies, les désirs de tous et de chacun. Toutes ces choses que selon eux les gens dont je faisais partie n’avaient que faire jadis, sinon pour s’essuyer les pieds dessus au nom de leurs projets, leurs idées, leurs intérêts comme des vampires se brossent les dents avec les cris de leurs victimes.
Ces portes s’entrebâillent, se déguondent, claquent et tempêtent comme des boites de pandores brulant d’envie de s’aimer ou de s’entre dévorer. Toutes les paroles sont égales, tout le monde se croit légitime pour dire sa vérité à soi qu’il a, son avis formidable sur tout, n’importe quoi, et le reste. Toujours au nom de l’intérêt général, souvent pour d’autres choses moins avouables aussi, parfois pour des broutilles. C’est l’anarchie.

Nous traversames, les aidant.e.s costumés et moi, lentement le hall, la petite troupe progressant en un silence discipliné qui paraissait étrange tant leurs allures étaient bigarrés. On aurait dit une armée de mimes ou de clowns muets. Je ne sais pas ce qui les liaient mais ils semblaient ne faire qu’un, un nuage coloré qui respirait, changeait de forme à mesure qu’il progressait dans l’espace, mais restait le même pourtant. Je me sentais idiot de croire qu’il pouvait en jaillir des éclairs, mais l’idiotie ici est aussi un gage de survie. Je l’ai appris depuis longtemps, me méfier de tout et n’avoir pas d’avis c’est mon hygiène de vie. Bien sûr cela me tient à l’écart de toute vie sociale mais quand je vois les ravages que celle-ci produit sur les gens qui m’entourent, je suis heureux de n’y avoir nulle part.
Ce matin par exemple j’ai encore entendu dans les cuisines les hurlements d’une fille contre un garçon qui refusait selon elle sa part de masculinité, faisait trop volontiers la cuisine et la vaisselle, ne voulait aimer qu’elle et non seulement était fidèle, mais même pas bisexuel à l’occasion. Attitude selon elle une “aussi conne et fasciste que la propriété privée“. Le garçon répondait en boucle qu’il avait quand même le droit d’être romantique mais elle lui rétorquait que c’était passéiste. Le garçon lui reprochait alors d’être du coté des “franc maçons“, une sorte d’école de pensée conservatrice comptant quelques adeptes parmi les aidant.e.s voulant voir le travail manuel et notamment la maçonnerie devenir la valeur de référence du vivre ensemble dans l’aéroport. Idée contre laquelle la fille comme d’autres aidant.e.s s’érigeaient énergiquement en faux, préférant défendre la contemplation par exemple, ou le Yoga, ou la musique, le chamanisme, la peinture sur soie, le scrapbooking, les cookies sans gluten etc… Alors que nous marchions vers la baie vitrée, la fille criait encore, énumérant sans fin la liste des choses plus désirables que le marteau et la truelle. Je crus entendre le garçon sangloter.

Celui qui semblait être le chef de la troupe d’aidant.e.s, en tout cas l’animateur, dénoua son écharpe de coton et levant le doigt pour dire à nouveau “chut“ la passa silencieusement sur la vitre en traçant de grands cercles dévoilant le dehors. Il neigeait.

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J’aimais bien ma voisine avant. C’était la plus jolie fille de l’ailleurs d’à coté. Parce que des ailleurs pendant le confinement il-y-en avait plein mon écran, alors pour m'y retrouver je distinguais les autres entre les proches, les lointains, d'en face ou d'à coté. Le sien était vraiment tout prés, derrière le mur de mon salon où je passais des heures sur mon ordinateur à regarder ce que j'appelais “les ailleurs du dedans“, qui remplaçaient ceux du dehors, et remplissaient ma vie.
Comme tout le monde ils m’aidaient à oublier mes quatre murs, l’ennui, l’incertitude aussi, parce que sur internet même si rien n’est certain non plus, même si tout est lumière, impalpable présence érotique d’absence, tout y est infini et l’on peut divaguer. Aller de ci de là sans jamais s’arrêter, s’enivrer de l’ici grâce aux vents d'innombrables là-bas, et j’aimais beaucoup ça. Enfin je crois, je ne sais pas si j’appréciais ces paysages par désir ou par consolation, mais c’est beaucoup demander d’être critique sur ce genre de sujet à qui n’avait pas le choix.

Ma voisine comme moi ne l’avait pas vraiment, pas de maison de campagne ou de refuge dans un endroit plaisant, nos vies se rencontraient dans cette sorte d'oubli, et cela me plaisait. J’aimais regarder la lumière bleue débordant du verre de sa fenêtre, former un halo minuscule entre la nuit au dehors et le mur de sa chambre. Nous étions voisins depuis longtemps mais jamais je ne m’étais senti aussi proche d’elle, aussi “égal“ en terme de sentiments.
Parce que le confinement c’était beaucoup de sentiments, de pensées sur ce qu’il se passait à l’intérieur de nos personnes, et comme beaucoup de gens je distrayais les miennes avec des torrents d’images, de films, d’articles, de paysages à demi imaginaires qu’inventaient mes semblables sur les réseaux sociaux. Ou plutôt je les arrosais, mes pensées, pour qu’elles ne dessèchent pas, avec de l’eau numérique multicolore, comme des fougères qui poussent à l’ombre des arbres. Car comme tout le monde je crois, j’avais le sentiment de vivre non pas à moitié, mais comme un cosmonaute, à coté de la terre, à l’ombre du cosmos tout puissant dont je regardais les reflets depuis mon hublot minuscule pour ne pas oublier la langue des émotions terrestres. Pour les trouver humaines, me rappeler qu’elles existaient encore et qu'elles étaient les miennes aussi.

Si auparavant il m’arrivait moi aussi de “regretter mon cerveau d’avant internet‘, cette forêt où le passage du temps était écrit par des mains dont on sentait la peau, les veines et parfois même les grains de beauté, pendant le confinement, je n’y ai jamais pensé. Du moins j’ai essayé, et ma voisine m’y a beaucoup aidé, inconsciemment, simplement en existant au bout du couloir, car toucher mon clavier c’était comme faire un pas sur le même rivage qu’elle. Et je pensais alors à sa personne, à sa longue silhouette croisée parfois dans l’escalier, à ses longs cheveux noirs qui paraissaient vivants et flottaient comme des rivières de nuits d’où émergeait son beau visage clair aux grands yeux d’un brun fauve. J’y pensais, mais pas vraiment avec des mots, je savais que cette idée m’accompagnait, et elle me tenait chaud les jours gris dans le monde extérieur, comme les jours sombre dans le monde intérieur.
Internet était l’océan que nous avions en commun, la piscine invisible où tous deux nous allions dans le même bâtiment. Et tous les deux nous y nagions, séparément bien sûr, mais qui sait, peut-être à force allais-je la croiser au détour d’un blog ou d’un article que tous les deux nous lirions en même temps, le même jour, la même semaine. Peu importait au fond le moment de symétrie du contenu de nos écrans, ou que celui-ci ait lieu, puisque nous partagions le même espace, physiquement, émo-cognitivement quelque part, séparé par un simple mur.

Un jour je lui ai parlé par la fenêtre, et le lendemain aussi, et ainsi de suite pendant plusieurs semaines. Au début c’était pour dire “ça va ?“ ou “belle journée n’est ce pas ? Dommage d’être dedans“. Et puis petit à petit c’est devenu “je vais faire les courses, t’as besoin de quelque chose ?“ et ses lèvres anguleuses (oui oui, anguleuses, elles avaient de larges surfaces plates subtilement arrondies par des angles précis) me répondaient “non merci ça va, t’es gentil“. Et puis un jour on s’est mis à parler de séries.
Elle regardait “game of thrones“ mais n’avait pas encore vu la fin, alors pour ne pas la spoiler, on a juste parlé de nos personnages favoris. Moi j’aimais Jorah Mormont, le chevalier romantique amoureux de sa reine, et elle elle aimait Bronn le reitre sans morale. Je peux le comprendre, il a du charme ce coquin habile de sa langue et sa lame, du courage et l’arrogance qu’il faut pour toiser les grands de son monde sans gène et même avec plaisir. Un rebelle, comme Walter White dans “Breaking Bad“ ai-je dit, même si lui il la vivait assez mal sa rébellion finalement, se posait plein de questions sur le sens de la vie citoyenne, la famille, la bonne vieille culpabilité américaine etc… et c’est pour ça que ma voisine ne l’aimait pas tant que ça et lui préférait Mike, l’ancien flic corrompu devenu homme de main d’un baron de la drogue pour assurer un avenir à sa petite fille, orpheline de son père tué par des policiers encore plus corrompus que son grand père. Nous parlâmes de l’histoire mais là non plus elle n’avait pas vu la fin et ne voulant toujours pas la spoiler je changeais de sujet. Je parlais de “Top of the Lake“ qu’elle avait vu aussi, sauf le dernier épisode. Et il en allait de même pour “The wire“ ou “The morning show“, « Panamerican wheelers pipes and drums“, “Forgoten bikini land“ ou son spin off “John de la noche“, toutes ces séries achevées depuis des mois voire des années. Elle regardait comme moi quantités d'épisodes mais jamais le dernier, qu’elle gardait pour “après“. Après la fin de nôtre monde d’images et de fictions quand, le système économique et audiovisuel s’étant effondré, il n’y aurait plus de nouvelles séries à regarder, ni en tournage, ni en projet.
C’est ce qu’elle m’expliqua tandis qu’interloqué je fixais son front large délicatement bombé où le soleil couchant dessinait un curieux reflet blond. Elle se “préparait“ à cela, à la fin du monde que nous avions en commun, et qui adviendrait un beau matin, c’était sûr. C’est pour cela qu’elle n’avait jamais besoin de rien, elle faisait depuis plusieurs années des courses pour tenir un siège, et bourrait méthodiquement ses placards de sacs de riz, de pâtes, de farines, de sucre et d’eau minérale. Ses étagères étaient emplies de livres de cuisine expliquant comment préparer la tarte d’écorce de platane, le ragout de pelure de pommes de terre, et son disque dur débordait de fichiers répertoriant toutes les façons de purifier de l’eau de pluie, filtrer le jus des roseaux, se soigner avec des plantes sauvages etc…

Elle me regardait avec un sourire mi amusé mi fataliste, comme pour dire que de toute façon cela arriverait, que j’étais un peu inconscient de faire comme si de rien n’était, mais que ce n’est pas pour autant qu’il fallait être triste.
Je n’ai pas su quoi répondre à ses lèvres anguleuses qui étaient toujours aussi jolies mais me donnaient un peu froid. Un peu comme son front plat, ses épaules fines et sa gorge qui paraissait plus longue que celle d’un signe tant sa blancheur éclatait dans la pénombre du soir. Le soleil était presque couché et je prétextais quelque chose sur le feu pour m’éclipser.

Nous n’avons plus jamais parlé vraiment, nous nous sommes justes salués à dater de ce jour, mais de toutes façon c’était toujours moi qui la sollicitais avant. Je m’en rendais compte à présent. Cela aussi faisait partie de sa préparation à la suite j’imagine, ne compter que sur soi aujourd’hui pour savoir le faire quand arriverait l’après, la vie vraie, quand toutes les prophéties dont elle m’avait parlé se réaliserait. Effondrement du système bancaire suite à un virus rendant toute la population mondiale allergique aux puces électroniques des cartes bleues, invasion d’extraterrestre communiste mangeurs d’hommes, réveil des cavaliers de Gengis Khan morts il-y-a des siècles, je schématise mais dans mon esprit la vaste constellation d’inquiétudes qui justifiait son attitude de fourmi obsédée par la peur de manquer ressemblait à cela. Et je lui en voulait un peu même si chacun fait bien ce qu'il veut, car désormais je me sentais très seul.

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Un vent tourbillonnant ridait les flaques de l’archipel, dont les îles lentement se recouvraient de blanc. La neige bouillonnait dans les airs, balayant les avions à l’arrêt, les tours, et la forêt, et les noyant ensemble en un pâle océan aux vagues immaculées.
Tel des molécules de silence les flocons innombrables lévitaient en désordre, et nos regards aussi, volant des uns aux autres sans arrêter nos yeux sur le sol ou le ciel, les cockpit ou les arbres, tant tout semblait uni. Les bambous se penchaient sous le poids des masses blanches entassées sur leurs feuilles, comme pour saluer mollement la course des autruches aux plumes ébouriffées. Quelques chats les poursuivaient un instant puis s’arrêtaient, cherchaient vainement à saisir de leurs pattes un atome de blanc, puis repartaient. Un cheval de trait buvait dans un seau près d’un hélicoptère. Un grand corbeau passa dans le ciel d’une pâleur de papier en criant. C’était maintenant, la fin, l’hiver qui revenait enfin, peut-être, au mois de mai, et alors ? Depuis qu’on avait atteint des records de température en janvier dernier, plus rien ne m’étonnait.

Au bout de plusieurs minutes, mes aidant.e.s tournèrent la tête vers la piste 31 où le vent sans obstacles formait des tourbillons de brumes nébuleuses, et contemplèrent bouche bée la neige s’y agréger en minces collines blanches qui glissaient sur l’asphalte. Ils étaient fasciné.e.s, comme s’ils n’avaient connus que l’été depuis qu’ils étaient nés. Certains se penchèrent vers moi et ouvrirent toutes grandes leurs mains pour mimer de leurs doigts la cavalcade céleste de quelque chevalier au blason d’avalanche dégringolant du ciel. C’est ce que je compris. Une femme au visage osseux, les cheveux nouées en plusieurs chignons désordonnés piqués de petits hommes en plastiques sans doute pris dans un babyfoot, fit devant moi rouler ses yeux dans un sens puis dans l’autre en souriant légèrement. L’un de ceux qui portait une perruque de longs cheveux bouclés blancs comme à la cour du roi, laissa glisser sa main sur la buée en effectuant une révérence, puis se mit à essuyer la vitre pour créer d’autres fenêtres dans la grande surface floue. Tous l’imitèrent, ménagèrent des hublots qui en s’agrandissant se mélangèrent tous et bientôt il y eut devant nous un tableau large comme un écran de cinéma sur lequel déroulait le film muet et magique que jamais je n’imaginais voir.
Il ne faisait pas froid. Personne ne tremblait, et les chats qui erraient dans le hall ne cherchaient pas à se blottir contre les poêles à bois posés ici et là. Quelque chose n’allait pas. Mais c’était sans doute l’émotion me dis-je. Un tel spectacle réchauffait tant les coeurs, et le mien plus encore, que ne pas frissonner n’avait rien d’anormal. Ce n’est pas tous les jours que l’on voit s’incarner la première heure du reste de nos vies, me suis-je dit, avant de songer que peut-être étaient ce là les dernières de mon séjour ici.

La neige en effet était tant espérée, enrichie avec zèle et depuis si longtemps de tellement de promesses, que tout semblait possible. Les regards des aidant.e.s heureux comme des enfants devant un gâteau d’anniversaire plus grand que l’horizon me le disait. Une jeune femme aux mains fines, portant un masque vénitien à long nez me tapa même dans le dos d’un air de dire “Alors mon vieux, on est pas bien là ?“, et je sentis mon coeur se serrer car jamais ici je n’avais connu de geste si gentil, si spontané, si détaché de tout enjeux pédagogique. C’était donc vrai me dis-je les yeux rougis, la prophétie déclamée par un seigneur chien (ainsi qu’on nomme désormais les punks à chien) ayant fait halte ici au milieu de l’hiver était en train de se réaliser.
L’homme à la barbe hirsute, qui depuis le tarmac avait hélé la foule des permanent.e.s, une canette de 8:6 à la main l’avait dit. “L’hiver revient putain ! Il a plu les jours pairs en janvier, des montgolfières de jouvence sont passés dans le ciel à noël ! J’sais pas ce qu’il vous faut quoi ! Ouvrez moi !“ Mais les portes étaient demeurées closes, comme elles le sont toujours aux gens comme lui et leurs meutes de labradors, dobermans, pit bull et rottweiler qui tous semblaient issus du croisement de loups et de chats de gouttières.

Tandis qu’intrigué.e.s par nôtre contemplation silencieuses, les aidant.e.s gymnastes, les permanent.e.s qui buvaient leur café sous le tableau des vols, les dealers et même les chats et les chevaux s’approchaient de la vitre, je me mis à échafauder des plans. Comment saisir cette chance que le ciel me donnait ?
Un tel phénomène était à même de déclencher chez les aidant.e.s une frénésie cosmique, du genre de celle qui leur inspirait leurs habituels rites paÏens, mais en démesuré, je me devais d’en profiter.
D’ordinaires ils fêtaient par exemple les équinoxes par de grands feu de joie dans lesquels étaient jetés des hommes de pailles portant une cravate, des chaussures à talons dans des attachés case, et des ordinateurs percés d’aiguilles comme des poupées vaudou. Les anciennes fêtes nationales et jours fériés catholiques étaient devenus des beuveries naturistes, où tout le monde enlevait son slip pour bien montrer la défiance qu’inspirait le passé. Certain.e.s étaient choqué.e.s, et j’avais entendu plusieurs fois lors de ces libations où l’on dansait la valse en agitant des plumes d’indiens, le refrain “joins toi à nous camarades, ou va te faire fouttre“ répondre à leurs griefs. Ce qui avait parfois occasionné de vives discussions, le plus souvent conclues par des orgies de sentiments, d’affection et de sexe, parce que l’amour est selon eux la solution à tout. Mais là, face à cette neige qui tombait drue, il n’y aurait ni jérémiades ni débats au nom de la république symbolique, de UiEl, ou de la décence, aucuns préliminaires, il n’y aurait que l’ivresse des corps, des sourires et du vin.

Peut-être organiseraient ils même une immense séance de gymnastique historique où, vêtue tel des hoplytes grecs ils jongleraient avec des pommes de terre en chantant ave maria etc… et dans la confusion alcoolisée qui assurément suivrait, peut-être pourrais je en profiter pour me rendre aux cuisines, trouver un couteau pour tailler à la volée ce qui me restait de cheveux avant de me raser le crâne, et ensuite m’échapper ?

À en juger par les chants qui commencèrent à s’élever autour de moi, peut-être ne serait ce même pas nécéssaire. Peut-être serais-je affranchi et absous pour marquer le coup. Certains pleuraient des larmes de joie, leurs regards embués exprimaient une bonté infinie, une grandeur d’émotion que je n’avais vu que dans les yeux de John Johnson Johnny. Et tandis que résonnaient dans le hall “Gaby Gaby, Gaby, l’ami l’ami l’ami des tous petits …“ entonné à pleins poumons par près de cinquante voix, je crus un instant que dans ce monde naissant nous serions tous frères, qu’il-n’y-aurait plus d’aidant.e.s ni d’aidé.e.s. Il-n’y-aurait que l’amour.

43

Quand j’étais le 1er mai j’étais obèse d’humanité. La fête du travail c’est l’incarnation temporelle que j’ai toujours préféré. Les autres, noël, les solstices, pâques, shabat, le nouvel an chinois, j’ai bien aimé aussi mais jamais autant que ce jour là. Celui qui rassemble tout le monde pour faire autre chose que travailler. Pour se rappeler que la vie en soi ce n’est jamais assez, que le travail nous aide à l’empoigner c’est vrai, mais qu’il n’est dit nulle part que nous devions en permanence garder les poings serrés.

Je n’ai jamais été humain, ça ne m’est pas arrivé, mais mes vies ont toutes eu lieu sur les rives de ce fleuve au mille et un reflets. Parmi les gens, dans leurs environnements dont je fut tant de fois un composant au propre, tant d’autres au figuré, et parfois même entre les deux comme quand j’étais un poisson d’avril. Ou comme quand je fut l’aurore du jour de la st Valentin, une averse en juillet, ou l'ombre d'un nuage le soir.
J’ai toujours navigué de la chose à l’objet, du courant d’air à une date dans un calendrier. C’est comme ça que je suis fait, comme une chambre à air gonflée ou dégonflée au gré du vent infiniment soufflé par la roue des ré-incarnations, mais uniquement terrestres.
Je ne suis jamais ni né ni mort dans le cosmos. Jamais je n’ai été étoile ou météore, poussière d’astéroïde, onde gravitationnelle et pas non plus un rayon d’Oblomov sur l’épaule d’Orion. Non, moi mes vies ont toujours été somme toute assez banales, ordinairement étranges. Je me souviens de toutes, et toutes m’ont amenés ici et maintenant, bien que j’ignore pourquoi.

Ici et maintenant, c’est un monde de silence, et pas seulement du fait du confinement. Même ceux qui sont autorisés à sortir pour aller travailler, et même chez eux, les gens ont tellement peur que l’on vole leur image qu’ils ont pris l’habitude de ne parler que froidement, de n’exprimer ni sentiments ni émotions, bonnes ou mauvaises devant des caméras. Et des caméras il en rode partout désormais. À cheval sur des drones, perchées en haut de lampadaires ou cachées dans le feuillage des arbres, mais aussi dans les poches, les sacs, les mains, posées sur les bureaux et les tables de nuit. Ce sont celles des téléphones et des ordinateurs que les services secrets piratent à tout va au seul motif de la sécurité nationale et au mépris de toute vie privé. Parce que la vie est plus importante que tout disent les gouvernants, surtout celle de leur grande idée : le progrès.
Alors les gens se méfient de tout, des choses comme des gens, et plus encore depuis que le président a pris l’habitude de transformer les citoyens en figurants à l’insu de leurs plein gré pour les besoins de sa communication.
Pour bien montrer qu'il n'a pas peur, il s’invite à l’improviste dans les hôpitaux, les quartiers populaires, les morgues ou les cimetières. Des endroits où l'on a beaucoup de choses à lui dire, surtout des choses qui fachent. Mais qu’importe, les mots et les gens ne comptent pas, ils ne sont que minerais, qu’importe les faits, seule compte la narration.
La semaine dernière par exemple, des infirmier.e.s l’ont pris à partie alors qu’il débarquait dans leur service de réanimation comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, escorté par une armée de gorilles. Ils et elles lui ont vertement reprochés le manque de moyens alloué à la santé, le disant responsable et ô combien coupable, coupable de tous les morts qui s’entassaient dans le couloir derrière eux/elles, comme de leur épuisement. Leurs collègues ont applaudis, puis il a répondu, des sottises, un silence de mort s’en est suivi, et il s’en est allé.
Tout le contraire de ce que montra le journal télévisé le soir même en présentant les images montés à l’envers de sorte que l’on croit que le président avait été acclamé. Il en fut de même le lendemain lors d’une visite éclair dans une cité de banlieue dont il repartit sous les huées, mais que les images présentèrent comme un triomphe. Comme il vient toujours par surprise, la presse n’est jamais là, et les images de son service de com’ peuvent présenter les faits à leur guise. Nous en sommes là.

Et cela va s’aggraver, je crois. Les gens chez qui j’existe travaillent en effet sur un sujet des plus sensibles et leurs agendas s’emplissent chaque jours de convocations au commissariat pour des motifs qui, si farfelus soient-ils, ne font pas rire du tout. Arthur, le monsieur avec une queue de cheval, a chuchoté à l’oreille de sa compagne Léa “qu’ils“ savent où en sont leurs expériences, hier soir en rentrant d’une convocation pour “incitation à la haine“ (un smiley lol publié sur son compte Facebook sous un article de presse critiquant la porte parole du gouvernement). Ils savent même la couleur des câbles han reliant le boulier de turing au teremin d’arcadie, des machines de leur composition auxquelles je ne comprends que peu de chose car je ne suis qu’une tasse en céramique.
Hasard ou coïncidence, leur projet consiste justement à devenir comme moi mais mieux. Pas en céramique, non, juste au niveau existentiel. Parce que moi je n’ai besoin de rien, ni de manger, ni de boire, donc pas d’argent non plus, donc pas de travailler. Je peux me consacrer entièrement à la contemplation et c’est ce qu’ils m’envient je crois. Enfin pas à moi, aux choses, aux êtres qui comme moi ne savent pas ce que c’est que de s’inquiéter pour la fin du mois, de ne pas trouver d’appartement, ou de se demander quoi faire de sa vie.
Je ne peux ni bouger, ni parler par contre, et leur travail consiste précisément à ce que eux ils puissent en devenant comme moi; à être libres tout en restant humain. D’où leur recherche sur le chromosome de Vaneigem, celui qui fait que vous les humains vous désirez sans fin, au propre et au figuré. Au figuré parce qu’au propre peut-être, qui sait. Il vous faut travailler pour manger, boire, dormir, et manger, boire, dormir pour travailler, gagner assez d’argent pour penser, vivre, aimer et puis manifester, dire que vivre c’est trop cher et que le travail tue. Toutes ces choses.

Grâce à leur découverte, l’humain n’aurait plus ces besoins. Plus besoin de manger, ni de boire, l’homme vivrait de lumière et d’eau fraiche, sans s’agiter, mu par son seul intérêt pour la beauté du monde qu’il ne pillerait plus. Il pourrait demeurer dans la forêt, dans les montagnes ou le désert, n’importe où car son corps supporterait toutes les températures, la pluie, la canicule, et jamais ne serait malade.
Bien-sûr, leur découverte ne résoudrait pas tout et il leur reste encore à passer aux expériences humaines, c’est à dire à tester sur eux mêmes ce protocole “d’humanité arborescensé“ comme ils l’appelle, mais le pouvoir prend très au sérieux leurs avancées et les jugent dangereuses tant elles sont éloignés de leurs idées beaucoup plus rentables d’humanité optimisée ou augmentée.
L’humain de demain selon eux devrait avoir toujours plus de besoins, en terme d’énergie, de moyens techniques, d’agro-alimentaires, de surveillance etc… Le président a d’ailleurs publié dernièrement une vidéo le montrant en train de jouer à “je te tiens tu me tiens par la barbichette le premier qui rira aura une tapette“ avec son téléphone, fort éloquente quand à l’avenir qu’il entend dessiner pour nous tous. Comme son téléphone ne riait jamais il perdait à tous les coups, et même si le voir se prendre des tapettes numériques (sous la forme de micro décharges électriques dans la main tenant le téléphone) a fait plaisir à tout le monde ici, nous sommes inquiets.
C’est le but de la technologie je crois, nous inquiéter. Vous comme moi, pour que toujours nous ayions besoin d’elle; pour nous rassurer toujours plus sur l’avenir incertain, hypertrophier en nous le chromosome de Vaneigem afin qu’effectivement nous désirions sans fin des choses et encore des choses qui jamais ne suffiront. Seule l’accumulation pouvant prétendre donner un sens à la vie dans le monde merveilleux du progrès infini.

Mais la vie vous savez, j’en connais un rayon, et je vais vous dire, tout ça c’est des âneries. Arthur et Léa le savent par exemple, c’est pour ça qu’on s’entend si bien, même si on ne se parle pas. Je les comprends moi, et eux aussi je crois. C’est comme ça. Les autres le savent aussi, les gens je veux dire. La preuve ils ne parlent que de ça en ce moment, du monde d’après, où ils espèrent être libéré de la corvée d’être utile à quelque chose ou à quelqu’un pour respirer enfin. Respirer c’est tout, comme je le fais moi même. Je respire et c’est tout, à ma façon bien-sûr, sans m’inquiéter du lendemain parce que ça ne sert à rien et que de toutes façon, je n’ai pas les moyens. J’ai beau m’être réincarné des milliers de fois je ne sais toujours pas ce qui m’arrivera demain. On s’y fait, croyez moi, c’est une tasse qui vous le dit. Comme celle qui contient le thé ou le café que vous buvez le matin en déposant vos lèvres sur le rebord tiède, à l’heure où, encore protégés par les brumes du sommeil, vos rêves sont vivants.

44

En voyant une girafe passer lentement devant le buisson de bambous en tendant son long cou vers le sol pour y flairer les herbes folles a demi ensevelies, quelques un.e.s de mes aidant.e.s émirent l’idée de faire sur la piste un grand feu pour qu’elle puisse se réchauffer. C’était la première fois que je les entendais parler. Un garçon d’une vingtaine d’année avec une voix cassée, comme courbatue à force de chanter, et deux femmes qui eurent presque pu être sa mère. C’était difficile à dire, l’une avait une coiffure afros formant une auréole d’un noir profond autour de son visage couvert de maquillage blanc. L’autre portait un casque de chantier frappé d’un drapeau tibétain et d’épaisses lunettes carrés qui lui donnaient un air d’institutrice ou d’étudiante de l’ancien temps.
Un long silence accueillit la proposition. Quelques hochements de têtes, horizontaux ou verticaux suivirent. Un homme d’une cinquantaine d’année, muscles saillants et barbe drue toucha les plumes d’argents qu’il portait en boucles d’oreilles; et qu tintèrent contre ses bagues. Une jeune femme presque une adolescente, caressa d’un doigt fin la lisière de la buée sur la vitre. Le grand type aux cheveux courts que je prenais pour le meneur de la troupe se fendit d’un sourire encore plus large, et ce fut tout.
Les autres aidant.e.s qui, à quelques dizaines de mètres sur nôtre gauche achevaient d’enlever leurs costumes de gymnastique historique, eux ne réagirent pas. Fasciné.e.s par le grandiose spectacle ils ne virent pas arriver dans leur dos la permanente d’un certain âge qui parvenue à leur hauteur demanda d’une voix grèle “Gne gnous a zapporté gnaujourd’hui gna gnumière gne UiEl ?.“ Alors tous soupirèrent agacés et sans la regarder lui dire “Roh mais tire toi la vieille!“ ou “va faire paitre ton moment présent ailleurs“, et joignant le geste à la parole lui lancèrent au visage qui sa chapka, qui ses galons en riant de bon coeur.
Je la voyais souvent, petite, les cheveux blancs comme poussière de marbre, le visage doux et les pommettes saillantes, qui trimballait partout une liasse de feuilles exposant avec forces graphiques, schémas et phrases bien tournées quel était le secret du bonheur. Avant elle était sophrologue en entreprise. Je le sais parce que je l’ai entendu plusieurs fois se défendre d’avoir été “happiness coach“, ces gens (utiles selon moi) qui auparavant aidaient les salarié.e.s à trouver en eux les sources de leur propre bien-être, parce qu’après tout c’était de là aussi que se trouvaient les sources de leur mal-être professionnel. Du moins c’est ainsi que l’on voyait les chose, avant, quand le monde était plus raisonnable ou tout du moins organisé. Les temps avaient changés désormais et tout était de la faute des “salarieurs“, employeurs et patrons qui, que je sache, étaient tout de même ceux qui payaient les salaires. Enfin, c’est un vaste sujet
Jeanne, c’est son nom, était un cas à part parmi les permanent.e.s. Une sorte d’ermite qui ne participait à la vie du lieu que très modérément, s’occupant principalement de l’entretien des massifs de fleurs bordant les entrées de nôtre terminal. Massifs qu’elle avait elle même imposés comme indispensables. Sa vraie contribution selon elle c’était le soin psychologique, même si personne n’en voulait. Raison pour laquelle souvent sa voix s’élevait contre toutes les autres durant les réunions de permanence, en faveur de l’accueil inconditionnel de ceux que la plupart appelaient “les paumés de la life“ et qui pour elle eurent constités un public de choix. Colibris, agents pôle emploi, vendeurs d’immobilier, blogueurs, journalistes de la presse féminine, coach d’organisation d’armoires, chroniqueurs de plateaux télés, célébrités de seconde zone etc… Anciens privilégiés en rupture de ban, ces gens là ne savaient où aller. Eux qui se pensaient si indépendants et donnaient facilement des leçons, avant, se révélaient forts démunis sans le système dont ils faisaient leurs miel... et à qui la porte demeurait cependant le plus souvent fermée à double tour.

Jeanne habitait dans l’aile ouest, dans un ancien fast food, à l’angle le plus éloigné de l’allée centrale, là où personne n’allait jamais se promener, pas même les chats. Apparement les aidant.e.s d’où qu’ils viennent avaient entendus parler d’elle car la scène d’invective à laquelle j’assistais était quasi systématique. À chaque nouveau groupe elle venait proposer sa science de ce qu’elle appelait “l’art du moment présent“, toujours de la même manière (“Gnalut gnà vous gnêtres gne gnumières !“) et dans l’immense majorité des cas pour le même résultat. On lui disait d’aller se “fouttre au cul son petit commerce de l’illumination à deux balles“. Je ne comprenais pas tout mais on ne l’aimait guère. On la tolérait, comme on en tolérait d’autres, plus aisément il faut le dire, car leurs contributions à la vie du lieu étaient plus évidentes.
Robert par exemple, le grand type toujours en salopette dont les couplets misogynes horripilent les femmes assure la réalisation et l’entretien des nombreux véhicules roulants, chariots et autres voitures à pédales tous fabriqués avec des vélos, des morceaux de carlingue, du fuselage, des bagages pour les sièges etc… Un vrai champion de la salade de pignons pour faire rouler n’importe quoi. J’enviais ce talent la, s’il avait pu faire tourner le monde à l’endroit, je l’aurais presque aimé. Ou Aurore, la dame un peu ronde, opposée à toute forme d’amour libre, qui organisait la répartition des parcelles de permaculture sur la piste 12 dont on avait à grands peines arrachés le goudron a coups de pioches et de bâtons car il n’y avait plus une goutte de gasoil pour faire marcher les tractopelles qui rouillaient lentement dans le hangar voisin.
Il-y-en avait bien d’autres, une cinquantaine au moins. Tous avaient leurs humeurs et j’en étais témoins mais jamais ils ne me disaient rien. Est ce qu’on parle aux problèmes, hein ?Jean-Gustave, chargé de l’entretien des arbres du verger, passant par là, sur son vélo lesté de deux énormes portes bagages faits de caddie soudés, mit pied à terre et emmena “la Jeanne“ vers le parking pour fumer un joint, avec Amandine, dite “la folasse“ (elle ne pense qu’à s’enivrer pour parvenir à parler en langues comme dans les transes vaudou) comme ils le faisaient chaque fois qu’elle créait des “zones de conflit“. Je crois que c’est son travail à lui, rouler des joints, et à Amandine de les fumer avec lui. Les autres je ne sais pas exactement ce qu’ils font, et j’avoue que ça ne m’a jamais intéressé. Devant la neige ça m’intéressait encore moins, parce qu’à cet instant je croyais encore voir s’écrire devant moi le prologue du mot “fin“. Mais je compris bientôt, que non, pas du tout, ce n’était pas noël et la vie n’était pas en train de me faire un cadeau.

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Les gens de la lointaine vallée émergèrent par dizaines de derrière les trains d’atterrissage où ils étaient cachés, des ombres de la forêt, et du brouillard laiteux que formaient dans l’air les trainées blanches et enchevêtrées.
Ils étaient tous en short, en sandales, parfois torse nue, et je crus un instant qu’ils et elles allaient eux aussi se déshabiller, enlever leurs culottes et leurs slips pour se rafraîchir sous une douche improvisé avec un jet d’eau juste pour le plaisir de saccager la beauté de cet instant de grâce. Qui n’en n’était pas un. Le panneau “Polystyrène et particules“ qu’ils brandissaient bien haut me fit comprendre que d’hiver il n’y avait pas, du tout. Seulement un simulacre, fait de millions de billes blanches et souples comme on en voit dans les cartons d’emballage, libérées de quelque entrepôt voisin, vraisemblablement par ces hommes et ces femmes portant tous sur le front le bandeau frappé en son centre d’une tache de boue, signifiant leur appartenance à la secte des “enterré.e.s“.
On les disait fanatiques et sournois et sans doute avait ils montés ce canular pour se jouer de nous, las qu’on ne les écoute pas. A en juger par les mines réjouis que tous affichaient en se regroupant au centre de la piste n° 4 avant de s’avancer lentement vers les escaliers menant au terminal, ce devait être ça. La suite me le prouva.

“Le bonheur que vous attendez ne viendra pas tout seul. Il faut le créer nous mêmes mes amis, donner à la nature les moyens de l’inventer, en nous enterrant pour laisser la terre et le ciel se remettre de ce qu’ils ont subit !

  • On attend rien du tout, on essaye juste de vivre !
  • Vivre veux dire nous sacrifier, abandonner le soleil, la lune, et le vent dans les arbres pour que la nature panse ses plaies.
  • On ne veux pas s’enterrer putain ! Et vous allez me faire le plaisir de ramasser toutes les saloperies blanches que vous avez semé !
  • Le vent les emportera. Elles montreront à d’autres l’absurdité de ce rêve que vous partagez tous.
  • Super pour la planète ! Connard !
  • Ce n’est pas un rêve !
  • Ah oui ? Vous croyez que 50 ans de de dérèglement climatique vont se réparer tout seuls peut-être ?
  • Calmez vous mes amis, voyons. Non, pas “tout seul“, avec le temps, regardez, plus aucune usine ne crache de fumée. Les centrales nucléaires sont à l’arrêt, la pollution a baissé, l’autre jour j’ai vu des mésanges qui..
  • La ferme avec tes poésies sur la nature gentille et jolie !
  • Macho de merde !
  • Il ne s’agit pas de simple impact technologique, il s’agit de conscience philosophique aussi nom d’un chien ! Et il appartient à nôtre génération de faire pénitence en prenant des dispositions radicales pour éduquer les générations à venir.
  • Les générations de zombies qui n’auront jamais vu le soleil vous voulez dire ? » etc etc…

Beaucoup de  “putain“, de “merde“ et de “jamais de la vie!“ ponctuèrent les échanges houleux qui suivirent. Les gens de la lointaine vallée féraillèrent vaillamment contre les permanent.e.s, les aidants gymnastes, et le groupe de ceux que j’appellerais les comédiens, devant les baies vitrées où chacun avait essuyé du coude ou de la main un coin pour regarder ce lamentable poisson d’avril de mai.
Les plus bavards furent les aidant.e.s gymnastes qui à peine arrivés se trouvaient confrontés à ces maudits “enterrés“. Mes aidant.e.s aussi venaient d’arriver mais les gymnastes apparement étaient moins bien disposé.e.s à l’égard des étrangers au centre comme au monde selon eux, et devoir mettre les deux mains dans le cambouis du vivre ensemble local au lieu de se consacrer derechef à leurs projets d’aide les courrouçaient sérieusement.
Comme beaucoup d’aidant.e.s ils n’aimaient pas ces gens, ni leurs projets. A peine le plancher débarrassé par les anciens châtelains de nôtre société (ainsi qu’ils appelaient les gens qui comme moi oeuvraient jadis à guider le peuple vers un progrès commun), voila qu’il fallait creuser pour s’en aller vivre dessous? Non. Certainement pas. Et la journée continua ainsi, la buée dégoulinant sur les vitres une fois les fenêtre ouvertes, tandis que les cris, les insultes et les plaidoyers s’élevant dans le grand terminal.
Mes aidants eux, hochèrent beaucoup la tête mais ne dirent pas grand chose. Alors cette tempête était une comédie? Mais après tout ne le sommes nous pas nous mêmes ? semblaient dire leurs tenues, leurs visages peints, leurs bijoux faits de coquillages, de cailloux, de plumes et de verroteries diverses. Celui portant un tricorne de pirates déclara que descendre sous terre ferait de la lumière un bien rare, de l’air respirable une denrée convoitée et qu’un jour ou l’autre une lutte des classes inférieures (au sens : inférieur au niveau de la mer) éclaterait dans les profondeurs. On lui dit que peut-être. D’autres que pas du tout. Le leader lui ne dit rien et passa toute l’après midi la main posée sur l’épaule d’un jeune homme athlétique, qui soudain équarquilla les yeux quand, dans le ciel lilas de fin d'après-midi, soudain apparut une montgolfière de jouvence qui lentement descendit droit vers le terminal. Mon coeur tréssaillit, et je fermais les yeux pour prier que cela ne fut point un autre calembour.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

À suivre.